Identité nomade, par Marina Salles

 IDENTITÉ NOMADE, Robert Laffont, 2024, 136 pages.  

Jean-Marie Le Clézio a souvent affirmé écrire « pour « tenter de répondre à la question « Qui suis-je ou plutôt que suis-je ?[1] » Son dernier ouvrage, Identité nomade, n’apporte pas la réponse, car l’auteur y déclare : « Encore aujourd’hui, je ne sais pas qui je suis » (42), ce qui promet de nouveaux livres… Et d’ajouter : « Je ne sais pas si j’appartiens à la culture française » : une phrase qui n’est pas l’expression d’un rejet mais la mise en cause de la notion d’appartenance et la reconnaissance du caractère « composite » de la culture française. 

Cet ouvrage annoncé comme une autobiographie avant sa publication défie de fait les conventions génériques. Autobiographie, certes, mais littéraire, intellectuelle et spirituelle, J.-M.G. Le Clézio ne retenant de sa vie que ce qui a développé sa sensibilité aux malheurs des plus faibles – une enfance dans la guerre –, forgé cette « identité nomade » et influencé son écriture. Présente dans l’œuvre dès le début – Adam Pollo, héros du Procès-verbal redoutait déjà le « satané facteur un » (1963, 37) –, la problématique de l’identité est ici reliée très explicitement à l’itinéraire personnel de l’écrivain, à certains épisodes de sa « vie aventureuse malgré [lui] » (41). Reconnaissant avoir « louvoyé » sur cette question, il affirme ne vouloir « renoncer à aucune de ses identités[2] » (Le point, 2024) et se décrit en « homme mêlé » (Montaigne) dont l’identité plurielle, un mot préféré à hybride, s’est construite à partir d’une double origine – un père mauricien, donc anglais, une mère française –, enrichie de l’apport de ses voyages, rencontres et lectures. Partageant avec Jemia, son épouse Sarhaouia également « née du voyage, de la transplantation[3] », la conviction que « le monde était leur maison et qu’[ils allaient] assez librement changer de résidence, au gré des situations, en s’adaptant[4] », il en tire la forte leçon de vie du livre : « Il faut bouger pour apprendre » (41), la seconde, inspirée de Shakespeare, étant d’être « fidèle à  [soi]-même » (132).  

Après Chanson bretonne qui décrivait son attachement à la terre originelle de ses ancêtres, après son hommage à la Chine et à la poésie Tang dans Le Flot de la poésie continuera de couler, Jean-Marie Le Clézio met l’accent sur la part africaine de son identité : les racines mauriciennes, le voyage et le séjour au Nigéria, la rencontre avec Jemia, les liens avec le Maroc, « pays multiculturel, multilinguistique » (125), terre de « magie » (52). Ce continent africain, découvert lors du voyage initiatique au Nigéria à la rencontre de son père en 1948, est apparu aux yeux de l’enfant meurtri par les années de guerre une terre d’abondance, de liberté, de joie de vivre au sein d’une nature généreuse, en contraste avec la France détruite, fermée, appauvrie qu’il avait quittée en pensant ne pas revenir.       

Le livre ayant pris corps à l’occasion de la première Foire du Livre africain de Marrakech (FLAM) J.M.G. Le Clézio rend hommage à cette « ville d’esprit » (59), à l’écrivain et artiste Mahi Binebine qui affirme « la nécessité de nous rencontrer entre voisins « (105) et qui agit au sein du centre culturel, Les Étoiles de Jemaâ-el-Fna cité en exergue, pour offrir aux enfants abandonnés de cette ville un lieu d’échange et d’expression personnelle. Malgré la coupure géographique et historique opérée par le désert et la colonisation, la culture marocaine est très étroitement reliée à l’histoire du continent africain par le mouvement de résistance à la colonisation qu’a incarné le Cheik Ma el Aïnine, homme de culture et de sagesse pour lequel J.-M.G. Le Clézio redit sa « vénération ». (56) 

Le second thème essentiel de l’ouvrage est la réflexion sur les enjeux et les pouvoirs de la littérature, les deux thématiques étant indissociables : la vie alimente l’œuvre  de l’écrivain qui tend à « remettre sans cesse en scène ce qui [le] hante, ce qui [l’] a motivé » (35) et l’écriture infléchit l’orientation de la vie : le voyage à bord du Nigerstrom inspire à l’enfant de sept ans un premier roman Oradi noir qui a facilité « « le passage de l’Europe vers l’Afrique » ; au  « difficile[5] » retour en France, c’est dans l’écriture qu’il recouvre sa liberté. « Je ne voyage pas pour écrire ce que j’écris, j’écris pour voyager » (51), déclare Jean-Marie Le Clézio qui a toujours relié le voyage et l’écriture comme cheminement vers l’autre.

La question centrale, depuis longtemps posée et jamais résolue : « Que peut la littérature ? » est abordée de manière dialogique. L’auteur confronte les écrivains qui, constatant l’impuissance des livres et de l’art en général à empêcher les fléaux de l’humanité – esclavage, colonisation, guerres, violences, saccages écologiques –, leur dénient, tel Oscar Wilde, toute utilité, et celles et ceux qui leur accordent la responsabilité et le pouvoir de témoigner d’une époque, de révéler la complexité du réel, comme le fit Stig Dagerman dans Automne allemand, récit de son voyage dans le Berlin d’après-guerre. 

Le texte fait un point sur les rapports de J._M.G. Le Clézio avec la littérature dite « engagée ». Représentée aux États-Unis par Steinbeck, Caldwell, par Sartre et Camus en France, elle déçoit les attentes, en partie en raison de sa frilosité à se démarquer de certaines idéologies. Dans les années cinquante, elle fait donc place aux recherches expérimentales du Nouveau Roman avec lequel l’auteur d’Identité nomade se montre moins sévère qu’il n’a pu l’être, lui concédant d’avoir favorisé « le voyage vertical » dans « notre monde intérieur » (86), en référence sans doute à la « sous-conversation » de Nathalie Sarraute, une écrivaine qu’il admire. Il note que l’engagement a pris des formes nouvelles, s’est déplacé en Afrique, en Amérique du Sud, au Mexique, en Asie… dans ces territoires où il n’est pas possible de s’abstraire du réel et où les conditions pour « le voyage intérieur » ne sont pas réunies. Et J.-M.G. Le Clézio de citer et de mettre en lumière ces écrivains, ces œuvres du monde entier engagés – en des formes variables selon le contexte historique – dans un même « combat » contre les injustices et les oppressions. Avec une mention particulière pour les auteurs du Maghreb, de l’Afrique, et pour les écrivaines qui ont conquis désormais le droit de produire une littérature audacieuse, affranchie des conventions morales liées au genre. L’auteur apprécie cette « littérature du témoignage, de combat, de revendication » (102) à portée universelle, car loin du pessimisme d’Oscar Wilde, il prête à la littérature de « notre époque actuelle semée d’égoïsmes et de violences » (81), diverses fonctions : répondre à « ce besoin de consolation » dont parlait Stig Dagerman en « incarnant les rêves d’enfance, l’amour, l’espoir d’un monde meilleur, le goût de la beauté « ( 67) ; favoriser « la connaissance et la reconnaissance » des individus et des cultures par-delà les frontières ; « changer le regard qu’on a sur le monde pour nous inciter à voir ce que nous ignorons, ce que nous dédaignons » (115). Il réaffirme dans ce livre les enjeux de son écriture : « agir » à sa manière, mettre ses mots au service d’une « cause juste : par exemple en faveur des déshérités que sont les personnes âgées et les enfants dans le cas des guerres, ou en faveur de la flore et la faune qui sont notre maison » (p.113). S’appuyant sur quelques « utopies » concrètes : la Fondation pour l’Interculturel et la Paix (FIP) à Maurice, les étoiles de Jemaâ-el-Fna à Marrakech, l’université populaire de Rodrigues, il réitère sa foi dans la culture pour combattre le racisme et la xénophobie, contrer la menace des armes et donner une chance aux indésirables de faire entendre leur voix. 

Complément de l’œuvre, synthèse dense et lumineuse d’une conception de la vie et de la littérature faite d’attention à l’autre, de générosité, d’indignation contre tout ce qui dégrade les hommes – surtout les plus vulnérables  – et la nature, Identité nomade, au titre paradoxal, est un livre précieux qui donne à entendre la voix essentielle de J.-M.G. Le Clézio en ces temps de nationalismes, de communautarismes et d’intolérance exacerbés.  

                                                                                        Marina Salles   


[1] Cf. son entretien avec François Busnel : « j’écris pour savoir qui je suis », Lire n°370, 2008, p. 48-49. 

[2]  Le prix Nobel publie Identité nomade, Propos recueillis par Valérie Marin La Meslée, Le Point 2684, 11 janvier 2024, p. 75

[3]  Ibid. p.76

[4] Ibid. 

[5] J.M.G. Le Clézio témoigne de ces difficultés dans son entretien « Je viens d’une famille de grands voyageurs » donné au Monde du 4-5 février 2024, p. 25.