En 1989, l’édition du célèbre roman de Margaret Mitchell dans la collection Biblos de Gallimard était préfacée par J. M. G. Le Clézio.
Archives de l’auteur : MKV
ACTUALITE – Pour la libération de Josu Urrutikoetxea
Le 29 avril, la cour d’appel de Paris a refusé une nouvelle fois d’appliquer une mesure fondée sur des motifs humanitaires prévue par la loi. En réponse à cette décision, le prix Nobel de littérature, J. M. G. Le Clézio, rejoint les 149 premiers signataires de l’appel pour demander à la justice et au gouvernement français la libération et la protection de Josu Urrutikoetxea.
ACTUALITE CRITIQUE – Roman 20-50 consacré à Le Clézio, nouvelliste, en téléchargement
Disponible gratuitement en téléchargement, le n°55 (juin 2013) de la revue scientifique Roman 20-50, consacré à J.M.G. Le Clézio, nouvelliste : ici
ACTUALITE – Francophonie – Pour l’amour d’une langue
« Francophonie – Pour l’amour d’une langue », Jean-Marie-Gustave Le Clézio et al., avec la collaboration de Richard Werly, Nevicata Éditions, coll. « L’âme des peuples », 2020.
Que veut dire être francophone ? Le fait de partager une même langue forge-t-il une personnalité et une société? Depuis sa création en 1949, l’Organisation internationale de la Francophonie poursuit ce débat sans relâche et donne vie à la communauté mondiale des locuteurs du français. Mais faire ne suffit pas. Il faut s’interroger. Car la langue évolue. Elle dit le monde contemporain. Elle se retrouve dévorée, rongée, minée, métissée…
pour mieux se déployer. L’âme de la francophonie existe et ses grands auteurs en sont les héros. Ce petit livre n’est pas un guide, ni un lexique. C’est une aventure au pays merveilleux d’une langue toujours réinventée, aux côtés de quelques-uns des plus grands écrivains de notre époque. Il dit leur passion du Français, mais aussi leurs désillusions, voire leur peur. La victoire des mots ne s’obtient pas toujours en chantant.
Il faut, toujours, repartir à l’offensive. L’âme de la francophonie est celle d’un combat toujours mené au nom de la diversité et du respect de l’identité des peuples.
Avec JMG Le Clézio, Barbara Cassin, Fawzia Zouari, Rithy Pahn, Dorcy Rugamba et Simon Njami. Avec la collaboration de Richard Werly.
ENTRETIEN. Le Clézio : « La Bretagne est ma terre natale »
Confiné à Nice, le prix Nobel J.M.G Le Clézio évoque l’actualité et son dernier livre, fait de souvenirs d’enfance et qui est aussi un chant d’amour à la Bretagne, terre de ses ancêtres et où il possède une maison, non loin de Douarnenez (Finistère).
Le Prix Nobel J.M.G Le Clézio, tout juste 80 ans, revient sur les terres de son enfance, une Bretagne en partie disparue à laquelle il est viscéralement attaché, et Nice qui l’a vu grandir.
De quelle manière la Bretagne, où vous passiez vos vacances enfant, vous a-t-elle façonné ?
Pour moi qui appartiens à une longue lignée d’émigrants, elle m’a donné le sentiment d’une « terre natale », un lieu où me ressourcer et inventer une appartenance. Je ne l’ai jamais ressentie comme un lieu de vacances. C’était un pays très démuni, à l’abandon, loin de l’image édénique qu’en donnent les dépliants.
Vous déplorez la perte de la langue bretonne, mais rendez hommage aux Bretons ?
Cela m’a frappé quand j’y suis retourné adulte, comme une tragédie. Incompréhensible qu’en si peu de temps, la langue avec son héritage culturel ait disparu. C’est imputable à l’État, qui a multiplié les actions de destruction. Mais aussi aux Bretons qui ont refusé de la parler à leurs enfants afin de les prémunir contre la discrimination dont ils avaient été victimes. Elle est menacée, l’action des écoles Diwan et des associations est une bonne chose. La jeune génération sera déterminante pour la survie de la langue et de la culture. Elle aura aussi en charge la survie économique, afin que la région ne devienne pas un désert de résidences de vacances.
Vous racontez votre enfance à Nice, pendant la guerre. Quelle empreinte a-t-elle laissée sur vous ?
J’en ai gardé ce sentiment particulier d’incertitude, que rien n’est assuré, et une sensibilité à l’injustice de la guerre pour les enfants, alors que, partout dans le monde, à l’heure que nous parlons, les armées bombardent les civils.
Comment vivez-vous la crise actuelle ?
Je retrouve certaines sensations de ma petite enfance, lorsque nous vivions confinés à Roquebillière (Alpes-Maritimes) avec les seules sorties du matin pour accompagner ma grand-mère aux courses. Pour le confinement actuel, il y a l’espoir que cela finira, et que chacun y participe. En temps de guerre, le danger est bien différent, et l’espoir est mauvais. Je vis assez bien ce temps de restriction puisque je suis avec ma femme et mes filles, que je peux écrire…
L’affaire Matzneff a secoué la France. Vous quittez le jury du Renaudot, qui l’a primé ?
Le critique Georges Steiner a bien parlé de ce genre de littérature qu’il a qualifiée de « terrorisme sexuel ». La liberté d’expression étant une valeur indiscutable, il me semble cependant qu’il n’y a pas lieu d’encourager le terrorisme…
Les étés de l’enfance
La Bretagne et ses chemins creux, ses champs de blé en bord de mer, ses rafales de vent, la musique de sa langue… Au fil de très belles pages, J.M.G Le Clézio évoque les étés de son enfance, dans les années 1950, lorsqu’il quittait la touffeur de Nice pour rallier Sainte-Marine, dans le Pays Bigouden.
Il se souvient, sans idéaliser, comme lorsqu’il dépeint, de façon saisissante, ces petits cousins semblant sortir du Moyen-Âge, au hameau du Cleuziou (talus, en breton). Et salue les hommes, qui ont su préserver le patrimoine et une certaine idée de la nature, avec « cette constance silencieuse qui est la véritable identité de la Bretagne »… (F.P.)
Chanson bretonne, Gallimard, 154 pages, 16,50 €. E-Book 11,99 €.
D’autres ouvrages de J.M.G Le Clézio à (re)découvrir pendant ce confinement : Le procès verbal, son premier livre publié (Folio/Gallimard, 1963) ; Désert (Gallimard, 1980) ; Le chercheur d’or (Gallimard, 1985), La quarantaine (Gallimard Babellio, 1997) ; L’Africain (Folio, 2004) ; Ritournelle de la faim (Gallimard, 2008)…
INTERVIEW – J.M.G. Le Clézio Talks the Common Good (and Other People’s Books)
Ayşegül Sert in Conversation with the Nobel Laureate
Jean-Marie Gustave Le Clézio, French author and laureate of the 2008 Nobel Prize in Literature, is commonly known as J.M.G. Le Clézio, an abbreviation he rather fancies. His numerous works complement his life’s many journeys, reflecting the injustice and beauty of near and far-away lands. He has lived for extended periods in Nigeria, the UK, Thailand, Mexico, Panama, Mauritius, Morocco, Korea, China, and the United States. He is, literally, a “citizen of the world.” His peripatetic life has allowed him to observe and chronicle rapidly shifting societal paradigms firsthand.
Born in 1940, in Nice, France, Le Clézio grew up amid the chaos of occupied armed conflict, which shaped his disdain for war. He was raised by the women of his family, which no doubt provided fodder for the well-crafted female characters in his work. In 1948, Le Clézio embarked on his seminal journey. He boarded a cargo ship with his brother and mother to join his father, a medical doctor working in Nigeria who he had yet to meet. Onboard, tucked away in his cabin, the eight-year-old filled notebooks with drawings, sketches, and writings—the birth of his writing life. After a year as a united family, the three returned to Nice. His father remained in Nigeria until his retirement.
After spending his adolescence in Nice, Le Clézio first considered making illustrated books, then came a stint in poetry, which he soon abandoned for prose. He settled in the UK in 1959, found a teaching position for a year, and in 1963, at the age of 23, published his first novel, Le Procès-Verbal [The Interrogation]. It won the prestigious Prix Renaudot. Several books followed. His 1980 novel Désert [Desert], awarded the Prix Paul Morand by the French Academy, marked his big break.
Le Clézio’s body of work—novels, essays, short stories—have been translated into more than 40 languages. His essay collection Mydriasis, followed by To the Icebergs came out in a remarkable translation in the U.S. a few months ago. Chanson bretonne suivi de L’enfant et la guerre was published in France a few weeks ago. In addition to writing, Le Clézio continues teaching at universities. He is currently writing a new novel.
We met at the Paris headquarters of publishing house Gallimard, where I must confess I was apprehensive about sitting across from someone who usually avoids talks, book signings, and interviews. That wariness, however, was dispelled the moment he entered the room. He is tall, with an aura emanating benevolence. As we began our conversation, his deep voice reverberated through the room. He spoke slowly, aware of the recorder on the table.
His words hold a palpable authenticity and empathy. “When I began my career, I was extremely timid and I feared meeting people; it scared me. I did not like going on television or radio,” he admitted. With age I got better at it, and now I do my best to make it work, more or less.” Does he read the critics? I asked. “I prefer to avoid them,” he said. “I don’t like critics, especially in this domain. When it’s too glorified I ask myself, but why? When it’s bitter, I tell myself it will discourage me from going on. So I simply don’t read them.”
Here Jean-Marie Gustave Le Clézio, who turns 80 today, weighs in on issues that deeply concern him, including the ecological crisis, global civil unrest, immigration, and the coming U.S. elections.
*
Ayşegül Sert: I wanted to start with a quotation from 1980. By then you had published 15 books, you were 40 years old, and on the television program Apostrophes you said: “A writer is new with each book. It’s not a new book but a new writer each time.” Which writer do I have across from me?
Jean-Marie Gustave Le Clézio: It is another epoch of my life. I had the chance to live with the native population in the forest of Panama, in the Darién, at the border with Colombia. It was a people who lived according to their traditions, as they had done forever, dispersed along the river, the unity of their culture being in the structure of family and not in the concept of nation. There was no chief per se. It was a population that was completely anarchic, and I appreciated my stays there. I learned the language, I discovered a period that linked me to an anterior period when I was a student and doing a university research thesis on Henri Michaux.
AS: Michaux also had a period in his lifetime when he was interested in non-European cultures, from Asia to Ecuador, and he wrote essays on the use of hallucinatory plants as a means of investigation.
JMG: People were quite critical of him, arguing he was losing himself. When I went into this forest, there were native people, healers who use natural plants, and I recall a “doctor” named Colombia—that was his surname because he had studied there—an intensely soft and intriguing character, and people came to consult him. His specialty was visions of the near future; he would take the sap from Datura stramonium, a plant that grows there, and would have peculiar visions. He would then make his prognostic.
He had a gift to foresee floods, which is of high value when you live by the river like they do. He would warn locals of an upcoming flood, and people would take their valuables and find temporary refuge up in the hills and return safely to their homes after the flood. I stayed a long time around him. One day, he told me: it’d be interesting that you see what I see. So he gave me the Datura for three consecutive nights: the first night nothing happened, on the second I was in a bad mood, and on the third night I saw what he saw. I wrote Mydriasis, for he had opened my eyes.
AS: In France, Mydriasis was published in 1973, and To The Icebergs in 1978. Here they are more than four decades later reaching English-language readers.
JMG: I did not read these texts since I wrote them. They are far away for me. It’s always impressive for an author that a translator devotes time to carry your words into another language. Translation is a very difficult thing to do, particularly for these two texts that are almost abstract. When To the Icebergs was first published, Michaux sent me an amiable letter letting me know he had appreciated it. I didn’t live in Paris at the time and when I came to town I had a number of people to see, and he was always one of them. He was a very interesting man. He had, like all travelers, great stories to tell.
AS: You used to visit him at his home on Rue Séguier, not far from where we’re meeting today. Did you first meet the man or his work?
JMG: I began reading Michaux when I was around the age of 15 and I remember thinking that his writing was perfect. At a time in my life when I was not sure what direction to take, a professor advised me to find a literary research subject. I chose Michaux. It just made sense for me to work on his work. I sent him a letter, something along the lines of: “Dear Sir, I am writing a thesis, could I come and see you?” He never replied but he called Gallimard because he had recognized the name.
Earth belongs to everyone, the right of passage has to exist. Birds fly over borders, why can’t human beings?I had not stated that I was a writer in my letter, I had simply signed it with my name. Michaux had left his phone number with the operator for me, and the first thing he told me when I rang was: “Are you that writer?” I told him: “Yes, I write books.” He told me: “Ok, come see me, here is my address.” I went right away!
AS: Salinger’s The Catcher in the Rye greatly inspired you to write that first book (Le Procès-Verbal) Michaux recognized you by.
JMG: It was the time of the literary movement Le Nouveau Roman, which irritated me. There was an arrogant literary climate in France. I didn’t wish to go in that direction, it didn’t interest me. I wanted to write something different that would be closer to what I lived. I needed an opening sentence and of course I did not dare write: “If you really want to hear about it, the first thing you’ll probably want to know is where I was born”.
I had a sort of veneration for this author, who was in my view very different from the others, he had managed to write a marvelous and audacious book. I wanted to write a book that would be the continuation of The Catcher in the Rye. You could say I was obsessed with him; I was in my twenties, I remember I had even begun boxing because my sparring partner looked just like J.D. Salinger.
AS: You also met the great American writer William Styron.
JMG: We worked at different times as manuscript readers in Paris. We both did that to make some money that would enable us to continue to write and live. I remember meeting him for the first time in the halls of Gallimard. We spoke of books.
AS: Yours?
JMG: I don’t like to talk about my books.
AS: Let’s talk then about the books by Henry Roth, an American writer who counted for you.
JMG: He lived in a mobile home in Albuquerque, New Mexico. He had written an absolute bestseller, Call It Sleep, a magnificent novel in which he recounted his childhood in the slums of New York. It’s a powerful book on the rite of passage. He was a communist in the McCarthy era and he was imprisoned, and by the time he was free he was broken.
Roth’s wife gave piano lessons in their mobile home, and when I visited them I remember I had to duck by the grand piano. They were astounding people. When his wife passed away, he fell into a depression and a friend advised him to write again, which he did, in his eighties. I really liked Mercy of a Rude Stream.
AS: What do you remember most about the years you lived in the United States?
JMG: I was hesitant at the beginning but then I was seduced by the American culture, by its way of living, by the kindness of people, not everywhere of course, but the first interactions, at least the people I met, were warm and welcoming. After a teaching position in Boston, I went to Austin, to Santa Cruz, and one day, as we drove through New Mexico, my wife said: “Here reminds me of Morocco.”
She was referring to the desert, the mountains, the colors, the blue sky. Someone told me I could teach there and I was hired as the replacement of a man who had taught 19th-century French literature and decided to become a real-estate agent. That is very American! One day you decide to become something else, and you can.
AS: When you look at the United States today, what do you see?
JMG: Things started changing after 9/11. Something got blocked in its functioning, not only in the United States but also in Europe, which has constructed itself as a fortress, wary of anything that comes from outside. When we lived in Mexico we needed a car because we lived in a rural zone; we found one in Santa Cruz and every year when we went away for the summer, we took the car out of Mexico to California, left it in a sort of wasteland, and when the summer was over and we were back we picked it up from there and drove to Mexico.
Each time we crossed the border from different points. At Piedras Negras, for example, the passage was relatively easy, and there was no issue. Mexicans had at the time a border crossing card that allowed them to work in the U.S. and return to Mexico to live, and sometimes in the same day. I remember a bridge at El Paso-Ciudad Juárez that was constantly filled with pedestrians going to work one way in the morning and returning home the other way in the evening and there was no problem.
Each time we crossed the border by car, we were in the flow of people passing through in one direction or the other. Gradually, though, things got worse. The current president is not the only one responsible for this. One president after the other shrank that right of passage. At the time there was no wall, no fence. If you prevented people from crossing the bridge, they would have crossed through the water. I don’t know why people got so obsessed about tightening and toughening border policies. Now it has become very difficult and inhumane.
AS: How do you explain this shift—this fear of the other?
JMG: It is psychopathy, it’s based on nothing real, it’s obsessional. Nearby where we lived in Albuquerque lived an old man, he was an undocumented worker, and ever since he had crossed the border he lived there. He was greatly appreciated by the community, he knew how to make fireplaces and chimneys in terra cotta, he was a fine artisan. People would have never thought: let’s send him back.
“The Algerian War was kind of our Vietnam. I was opposed to this war. I thought it was shameful to wage a war on people who demanded their independence.”Who would have made his work after he was gone? There was a real exchange and it was without fear. What’s happening today is appalling, this suspicious way of looking at people, particularly when it’s used everywhere by the power as an electoral argument. Earth belongs to everyone, the right of passage has to exist. Birds fly over borders, why can’t human beings?
AS: During the 2017 French presidential race, you stated that if the far-right candidate Marine Le Pen won, you would give back your French passport.
JMG: It was unbearable. Marine Le Pen represents everything that I viscerally hate: her statements, the personality, her father who is a horrific type. They represent the most deplorable in European politics—fascism and racism—and all that is disguised in polite forms of so-called patriotism.
AS: In a time when divisions dominate the collective psyche, you went the other way: in 2009, you created, with the Mauritian intellectual Issa Asgarally, The Foundation for Interculturality and Peace.
JMG: There is a saying in Mauritius which translates as “There is only one race: The human race”. In Mauritius, there are communities from India, Europe, Africa, China, people who are originally from Lebanon and Pakistan, Muslims, Christians, Buddhists, Taoists, Hindus. They live together and accept one another. It is an example of the understanding between communities. I thought Mauritius was the perfect setting to establish a sort of laboratory to extend the idea of interculturality, of how to live together and to exchange—not to tolerate, as is the common use in France—but to go beyond tolerance.
I didn’t know where to start. So, I told myself we need to begin from the beginning, from children, and it became obvious that they learn who is the other they share the space with. We try to establish a dialogue between children from poor schools who go to visit the rich schools and vice-versa; they meet, they get to know one another. It’s an ongoing process. I distribute books, and I intend to distribute books that are not only for children but also can be read by their parents.
To children around the age of ten years old, I give Khalil Gibran’s The Prophet, and it’s very well received. I read it at a time in my life when I felt depressed and it lifted me up to read Gibran. That’s why I distribute his book as much as I can. I tell children, you don’t have to read it but if from time to time you feel consumed by questions you will find answers in this book.
AS: In your twenties, you thought of going into exile to Sweden if you were required to serve with arms for your military service. It is only decades later that you actually went to collect your Nobel!
JMG: The Algerian War was kind of our Vietnam. I was opposed to this war. I thought it was shameful to wage a war on people who demanded their independence. I lived in the UK then, the officers sent letters to my parents in France, who advised me not to return home for the time being. One of the options was to go to Sweden where many dissidents were.
AS: How did winning the Nobel Prize change your life?
JMG: I reimbursed my debts! It allows you time—time to write without the worries of everyday life. It’s a literary award, it certainly helps writers, but it shouldn’t be just a label. I avoid labels. What particularly moved me was to meet the other laureates who are extremely interesting people. The day of the ceremony, we lined up by the chronological order in which the particular domain was included in the Academy—and I was telling Paul Krugman to go before me because after all in the world we live in economy always comes before literature!
AS: 2008 was symbolic as the year of the financial crisis. You had some disagreements with Krugman as you denounced the Western-centered perception of the world.
JMG: I don’t wish to criticize economy, it is not my field of expertise, but it saddens me that economists are usually indifferent to the three quarters of the world that do not live under the same economic system as theirs. I remember that there was a sort of brainstorming session with several laureates and the question was: how to survive the crisis?
I said that more than the majority of the planet has been living in a state of crisis for decades—I mean these people don’t know if they can feed themselves and their family the next day, they don’t know if they will have access to water, they don’t know how to solve the issue of crime and violence impacting their communities—and you ask us what to do about the financial crisis? The Nobel Prize in Medicine winner shared my point of view but to be honest we were just two revolted souls and we were both French so the others probably thought: Ugh, those French!
AS: Did Bob Dylan’s 2017 Nobel Prize for Literature surprise you?
JMG: I don’t understand why it was such a polemic. Literature can be chanted. Bob Dylan’s texts are beautiful. I was happy to see that the Swedish Academy, which has a tendency to refrain itself from awarding Americans, gave it to an American. Toni Morrison is also a remarkable writer who brought a strong message to the United States that really needed that message, but I do not fully agree to solely consider her as an African American writer—even if she talks about that greatly, even if that is the core of her writing—I believe that first and foremost she was a writer. Why put a label of physical identity to a writer?
AS: Who would you wish to see win next?
JMG: The Korean writer Han Kang, for example, though she is young for the prize. There is a room in which all the gifts that the Academy has received are displayed, along with souvenirs donated by laureates: a typewriter, childhood shoes, etc… I gave a seed from Mauritius, and my daughter did a drawing to accompany it.
I am more of an optimist by nature. I enjoyed living, I appreciated all the emotions that life had to offer.It’s a seed from the tambalacoque tree, which has come so close to extinction. The dodo bird whose digestive system is crucial for the preparation of the tree’s seed for germination is extinct. So I gave a seed to the Academy with the hope that one day a scientist would find a way to have these seeds grow again.
AS: In 2009, you wrote a letter to then-president Barack Obama about the Chagos archipelago inquiring what could be done for its displaced population.
JMG: What bothered me was the forced depopulation. The fact that it is now being used as a U.S. Navy base, well, ok, that’s everywhere. But the island was inhabited by fishermen. The British Indian Ocean Territory is the actual owner of the archipelago and they lied; they told Americans who were looking to lease an empty space that the island was deserted, and they displaced by boat with the help of a private militia—that ensured that the four to five thousand people embarked on the boat— and sent them towards Mauritius.
This story made it to Congress and an investigation looked into the matter, but by that time the U.S. Naval base was being built and they didn’t look back and I don’t think they ever will. Those families who for years have been living in slums await a decision on whether they can return to their homes.
AS: Some state that it is outrageous for an advocate of human rights such as yourself to praise China as you do. And well before that, in 2008 in France, you were criticized as not deserving of the Nobel. Does this bother you?
JMG: Do we deserve anything in life? I can’t remember who it was who said when asked upon receiving a prestigious award whether he thought it was well-deserved. He replied: “I don’t really deserve this award, but I have arthritis, and I don’t deserve that either.” And Borges replied to a similar question: “It’s a mistake but I thank you for committing it.” So, no, their criticism does not affect me.
The criticism I may receive regarding China, I can understand it, I can see the mechanism of those who bring forward this kind of criticism, how they use the economic inequality in China to argue that the country is not egalitarian, and it is true, it isn’t, but Europe isn’t either, when you leave the center of Paris and you see how people live, it’s terrible.
I am more of an optimist by nature. I enjoyed living, I appreciated all the emotions that life had to offer, and I am well aware of the fact that I am privileged, having lived in Mexico, and having a part of my life linked to Mauritius, I know it is not the case for everyone.
There are countries where women’s rights are in a horrifying condition, children instead of going to school go to pick strawberries to make a living for themselves and their families, they wake up before sunrise, before the blazing sun, and the acidity of the fruit erodes their fingertips and nails. They are paid so little because they are kids, and they miss out on their childhood. All this in the prosperous state of Michoacán, in Mexico, which provides a fertile land where strawberries create the fortune of the landowners who go once a month to shop and entertain themselves in Miami. There is such a disparity of wealth between these children and the adults.
AS: Ecology, from the Greek word “oykos” means “home”, and I know you are quite worried about our common house.
JMG: Ecology is the art of keeping home in a good state. I saw many things deteriorate: seas are ruined, animal species go extinct each year, it has become more and more toxic to live in cities. Not much to be enthusiastic about. Perhaps there is less poverty, and there is a cure to more illnesses, but there aren’t less wars. There is an environmental crisis, and we ought to act now. I find it remarkable that the youth gets mobilized. After all, this is their home. It is no longer mine, I am here temporarily.
AS: But your books will stay on. Does writing become easier with time?
JMG: Writing has never been an agony for me. To write by hand allows me to scratch out things and get back to its original form if I want to. To write on a computer is more complicated for me because we erase easily and it has an irrevocable side to it that I don’t like. I like working on a manuscript, I like the feel of the paper, I like the hold of a pen, the fluidity of the ink…
I use a thick, coarse paper, and I write on both sides and the ink does not stain through. Each time I go to New Mexico I buy several reams, I worry that that this kind of paper will disappear, so I want to have my stock.
AS: You move every 12 years or so, leaving one place for another. In your seventies, you began learning Chinese.
JMG: I don’t know what the explanation for this may be. There comes a point where one has the impression of not discovering any longer and falls into repetition, it’s time to leave. Writing corresponds to my mode of life, which is slow. The greatest photographers are quick, they are instinctive. I have no talent for music. I have a passion for drawing but not the talent. So, the only thing left for me is writing.
“When you write you don’t necessarily write for someone to read, you write with the idea that you will see things appear as they are or as you wish they were.”You don’t really need a talent for words, it’s a dictionary, you just need to know the right words. And writing is a matter of pace, where slowness is allowed, where one can daydream, that is when the words come knocking on the door and it becomes an urgency to transcribe them onto paper.
AS: Slow? You wrote over 50 books and numerous articles!
JMG: Yes, but that’s all I do! Think about what life is made out of and all I do is write, it’s my sole activity in life. I write almost every day. I teach sometimes. I research and read archives sometimes. I felt the most profound passions when writing or reading, passions that resonate strongly in me. The passions I have in life, it’s by writing them in a disguised manner that I felt the feeling that I was living them profoundly.
AS: Is that why you write?
JMG: When you write you don’t necessarily write for someone to read, you write with the idea that you will see things appear as they are or as you wish they were, in a stronger way than in reality, in a more significant way because it will last, and you will be able to start anew. If they read you that’s good because writing is a bridge towards the other. It’s like writing a letter, you are never sure whether it will be read but you write it anyway. I like the longevity of books, the fact that we can read Mo Tzu’s genius or Sylvia Plath’s poetry even after their death.
AS: Do you think of your mortality?
JMG: I don’t dislike the idea of being transformed into paper after my death.
AS: You grew up surrounded by books. Did your family encourage your desire to become a writer?
JMG: My father did not write much, but when he did it was impeccable. My mother wrote many beautiful letters. They inherited their grandfather’s library, and when my father returned from Africa, he worked hard to have this library repatriated from Mauritius to France, he worried that otherwise it would get dispersed. It arrived by boat in crates, and there were thousands of books, and I regard it as a gift from my father. I still have a place in Nice because I don’t know where to put all these books.
For me it was their way of encouraging me to read and in a way to write. Had it not been for that family library brought over, I would perhaps not have the knowledge of such books by Balzac, Maupassant, Hugo, Dickens, Shakespeare, and Cervantes. For me they were children’s books, and I read them even if I did not fully understand everything at a young age.
My wife Jémia has also been an incredible source of encouragement in my life.
AS: You say that “writers are fragile things”. Within that fragility where do you find yourself?
JMG: Literature is multiform and I am quite attached to this idea. When I begin writing a book I don’t know what it will be, and while I write I am not sure where it’s going, and when it’s finished I am not fully satisfied. One doesn’t know the utility of literature or what a book is for really.
I was helped by books. Literature did not prevent massacres from happening, but if it helps someone from time to time it’s already something. There is a belief that violence is the currency of modern times. I don’t believe so. Civilizations cannot last when they are violent; they last when they stand on the opposite side of violence.
Translated from French and edited for length.
Source : Aysegül Sert, « J.M.G. Le Clézio Talks the Common Good (and Other People’s Books) », Literary Hub, published on 13.04.20. Lien
Entretien (Archive) – J.M.G Le Clézio, une littérature de l’envahissement
La découverte des livres, celle de l’écriture, les premiers voyages et l’envie de fuir, la rencontre avec le monde indien et l’impérieuse nécessité d’entendre d’autres voix : J.M.G. Le Clézio retrace les étapes d’une vie et d’une oeuvre qui s’apparentent à une longue quête. Une archive en accès libre à l’occasion des 80 ans de l’écrivain.
Ces entretiens ont eu lieu dans trois endroits différents : aux éditions Gallimard, au café de Flore, à Nice. Les pages qui suivent en sont un large extrait. L’idéal eût sans doute été qu’il n’y eût pas de magnétophone, l’« interrogatoire littéraire » revenant sans cesse à ce qu’il était en réalité : une conversation amicale. De sobremesa, comme on dit en espagnol, où l’on parle, comme on dit, toujours en espagnol, de lo humano y de lo divino, c’est-à-dire, de tout et de rien, donc où l’on se dit les choses essentielles de la vie. Ce qui la constitue, ce pour quoi on vit. Je sentais beaucoup de sollicitude, une attention, une grande générosité, un souci de dire vrai et simple. Voici quelques anecdotes, qui ne relèvent ni de l’analyse sémiologique ni de la théorie, mais qui parlent de la vie de ces entretiens, donnent des indices, indiquent des pistes. Au Flore, Le Clézio avait apporté un sachet de thé déthéiné. Le premier étage était vide. Il n’y était pas retourné depuis des années. Le garçon ne voulait pas apporter une théière d’eau bouillante, ni me servir un café. C’était étrange. Au bout d’un quart d’heure, nous comprîmes que le percolateur était en panne. La conversation surréaliste entre le garçon, Le Clézio et moi, ne figure pas dans cet entretien – c’est dommage. Une deuxième anecdote. Lors de nos entretiens, rue Sébastien-Bottin et à Nice, la lumière de la fin de journée baissa insensiblement jusqu’à ne plus dessiner autour du magnétophone que des ombres. Nous terminâmes notre conversation dans la pénombre. Les questions préparées sur la feuille de papier étaient illisibles. J’en improvisai d’autres, plus proches de la promenade, de l’échange : le sel de la vie. La sensation que nous aurions pu continuer comme cela longtemps… Que dire d’autre ? Il me semble que Le Clézio se livre ici avec simplicité et précision, en acceptant de courir le risque de l’entretien, qui n’est pas de la parole écrite mais un recueil de paroles échangées autour d’une table, d’une grosse théière amicale et d’une assiette de gâteaux secs, comme à Nice. Ces paroles, comme volées à la voix qui les profère, ne sont pas l’oeuvre mais permettent parfois de l’aborder si ce n’est mieux du moins par un autre angle, un autre point de vue, d’en saisir certains aspects. Un dernier mot enfin. Ayant offert à Le Clézio un de mes essais sur la littérature hispanique, il en détacha une phrase, du grand poète et essayiste cubain José Lezama Lima. Il me dit, avec un bonheur visible et appétit, qu’il voulait l’apprendre par coeur. La voici, elle parle aussi de Le Clézio : « Ce que j’admire le plus chez un écrivain ? Qu’il manie des forces qui ne l’emportent pas, alors qu’il paraît sur le point d’être détruit par elles. Qu’il s’empare de ce défi et en dissolve sa résistance. Qu’il détruise le langage et qu’il crée le langage. Que, durant le jour, il n’ait pas de passé et que, la nuit venue, il soit millénaire. Qu’il aime la grenade qu’il n’a jamais goûtée et qu’il aime la goyave qu’il goûte tous les jours. Qu’il s’approche des choses par appétit et qu’il s’en éloigne par répugnance. »
Peut-on dire de votre travail qu’il est entièrement tourné vers la recherche de la cohérence, de l’authenticité ?
J. M. G. Le Clézio : Il est très difficile de parler de ce qu’on écrit, parce qu’on écrit d’abord pour une raison qu’on ne comprend pas. Si on la comprenait, peut-être arrêterait-on d’écrire… Ecrire est un besoin… C’est à l’intérieur de vous-même. Ça a besoin de sortir, et de sortir sous cette forme. Si vous modifiez la structure de ce que vous faites, il me semble qu’alors vous n’aurez plus envie de continuer. Ecrire n’est pas facile. Ecrire est un art, qui demande beaucoup d’entraînement ; je veux dire, qui exige davantage que de connaître le dictionnaire de la langue française et la syntaxe de cette langue. Il faut avoir lu des auteurs, les avoir digérés, avoir éprouvé le besoin de faire mieux qu’eux.
Pour arriver à écrire, il faut avoir assimilé, c’est-à-dire consommé ce qu’on a lu ?
Oui. Oui. Si je considère que je lis depuis l’âge de sept ans, je dois reconnaître que j’ai beaucoup lu. Mes premiers livres n’étaient pas des livres pour enfants ; je lisais des livres « sérieux ». Des dictionnaires, par exemple… J’ai même fini par apprendre par coeur un dictionnaire de la langue anglaise, parce que je voulais écrire dans cette langue ! N’ayant pas eu le privilège de posséder l’anglais par ma naissance, je voulais prendre une sorte de raccourci. Apprendre entièrement cette langue, de telle sorte qu’elle soit en moi, et devenir comme un ordinateur qui restituerait des mots au fur et à mesure des besoins.
Evidemment, ça n’a pas marché…
(Rires.) Non. Car pour écrire une langue, il ne suffit pas d’un dictionnaire et d’une grammaire ; il faut autre chose. C’est justement à ce moment que j’ai compris qu’il fallait autre chose, et que cette autre chose, c’était la digestion, la transsubstantiation, la transmutation de ce qu’on recevait en lisant. Toute cette chimie qui s’opère en vue d’écrire ce qu’on a à écrire soi-même, c’est-à-dire, en quelque sorte, d’affirmer son existence, et ce qu’on est, à travers les mots ; comme d’autres pourraient le faire, en pratiquant un sport, ou simplement dans la vie, par la religion peut-être aussi. Ecrire est un peu une « religion », au sens pascalien du terme.
Vous estimez que vous avez écrit beaucoup de livres ?
Après une hésitation. J’ai l’impression, parfois, d’avoir écrit énormément. Je me souviens d’un jour où je parlais avec Michel Butor, du temps où il habitait à Nice, et moi aussi… On se rencontrait à l’arrêt de l’autobus, et il me disait : « On écrit trop. » Alors, je pensais : « Est-ce que c’est vrai ? » Et cela m’inquiétait. Je me disais : « Je devrais brûler tout ce que j’ai écrit. Ce ne sont là que choses inutiles. Un bon autodafé, rien de tel ! » Mais, réflexion faite, cela me donnait immédiatement un argument irréfutable : puisque tout ce que j’ai fait est inutile, il faut que je continue ; peut-être trouverais-je enfin quelque chose d’utile… J’en concluais qu’un écrivain est sans doute quelqu’un d’imparfait, qui n’est pas terminé, et qui écrit, justement, en vue de cette terminaison ; qui recherche inlassablement cette perfection. Quelquefois, c’est rare, mais cela arrive, des écrivains atteignent cette perfection du premier coup et cessent alors d’écrire : Arthur Rimbaud, le Mexicain Juan Rulfo.
On ne se réalise jamais ?
J’ai l’impression que j’approche davantage, maintenant, de ce que je veux être. Mais peut-être n’est-ce qu’une illusion de la maturité… Lorsqu’on a atteint la maturité, on éprouve sans doute un certain ralentissement physiologique, mental et mnémique ; un ralentissement général qui fait qu’on est bien obligé de se contenter de ce qu’on est devenu. La différence avec le temps de l’adolescent, c’est qu’alors on est en devenir, on a l’impression qu’on pourra multiplier ses capacités à l’infini, qu’on va pouvoir écrire plus et mieux que n’importe qui. On est immortel. On résiste à tout. On peut vivre sans dormir, sans jamais se reposer.
Vous aviez le projet, la quarantaine venue, de réécrire tous vos livres publiés jusqu’à cette date…
Je n’ai réalisé cette idée qu’en partie, puis je l’ai vite abandonnée. Cela relevait sans doute d’un certain formalisme. Comme les animaux développent une symétrie parfaite, de leurs taches, de leurs ocelles, de leurs caractéristiques, l’être humain n’en ayant pas véritablement autant physiquement doit développer une sorte de symétrie mentale. Ou peut-être n’est-ce qu’une question de rythme… L’être humain vit peut-être vraiment selon des rythmes de sept ans, de treize ans, comme certains le prétendent. Passé un certain temps, il faut repartir pour que le rythme recommence. Repartir veut dire non pas nécessairement réécrire à l’envers tout ce qu’on a déjà fait, mais repartir en retrouvant les impulsions qui vous ont fait commencer.
C’est ce que vous avez cherché en partant, entre 1970 et 1974 chez les Indiens Emberas et les Waunanas ? Vous aspiriez à une autre forme de savoir qui ne fût pas intellectuel ?
Oui, absolument. J’avais besoin d’un choc physique. Je voulais cesser d’être quelqu’un de purement cérébral. Je me suis aperçu que je devais tendre vers cela. Que cette non-cérébralité pourrait nourrir mes livres futurs. D’autres écrivains pourraient trouver ce cheminement parfaitement absurde, voire artificiel. Les livres qui m’intéressaient, alors que j’étais adolescent, étaient ceux qui, au fond, racontaient cette histoire : comment passe-t-on de l’être cérébral à l’être physique. Je pense à Two years before the mast, de Richard Henry Dana, aux livres de Kipling, de William Golding, à tous ces récits d’initiation. Stevenson est typiquement le romancier de ce genre d’histoires : comment de cérébral devient-on physique, comment d’intellectuel devient-on moraliste, comment acquiert-on cette expérience interne ? La société dans laquelle j’ai grandi, européenne, teintée du léger décalage de l’éducation mauricienne et d’un substrat breton très lointain, ne tend pas à former des jeunes gens dans cette ligne-là. Elle leur demande, au contraire, d’oublier totalement que le monde existe. Un jour, le monde leur tombe dessus et ils sont très étonnés.
Vous êtes en train de devenir ce que vous étiez ? Comme le tigre de Borges qui met toute sa vie à devenir un tigre, ou comme le peintre qui, peignant des montagnes, des villes, des fleuves, des animaux, s’aperçoit, au terme de sa vie qu’il n’a peint que son portrait ?
C’est une très belle idée… J’ai eu la chance de rencontrer Borges, une seule fois, et nous avons parlé très longuement de ça, justement, du rapport qui existe entre la littérature et la vie. Il était très soucieux, parce qu’il cherchait le nom d’un auteur qu’il ne trouvait pas. A force de recoupements, j’ai pu le lui donner : Rider Haggard. Enfant, disait-il, il avait été bouleversé par la lecture de ce récit que je venais de lire dans un très ancien numéro du Journal des voyages. Il racontait l’histoire de Chaca, le roi Zoulou, et contenait notamment ce passage extraordinaire dans lequel un jeune garçon noir, élevé par un pasteur protestant, abandonne le monde européen, qui fut celui de son enfance, et disparaît dans la forêt. Quelque temps plus tard, alors que le pasteur est en train de célébrer une fête, la forêt s’ouvre, et laisse passer un sauvage, le visage couvert de peintures de guerre, qui porte des plumes et arbore une sagaie. L’assemblée est terrifiée, imaginant que quelque chose de terrible va se passer. L’homme s’approche du pasteur, jette par terre un gilet et dit : « Quand je suis parti, j’ai emporté ça. C’est la seule trace de la civilisation. Je te la rends. » Puis, il retourne dans la forêt. Borges disait qu’il avait été bouleversé par ce récit, qui montrait que la destination de l’homme est inscrite en lui. On a beau le transformer, il reparaît toujours tel qu’il devrait être ; choisissant d’être celui qu’il doit être en fin de compte, celui qui convient à ce qu’il était profondément à l’intérieur de lui-même.
On peut agir sur soi, c’est l’homme qui a en main sa destinée ?
D’après Borges, oui. Je pense qu’on est très largement conditionné par ce qu’on a vécu dans les premières années de sa vie, y compris par les lectures qu’on a faites, et les contes qu’on a pu vous raconter, et qu’on a entendus – c’est cela qui vous donne votre véritable destination. On a beaucoup de mal à se défaire de tout cela par la suite. En fait, le reste de l’existence consiste peut-être à reconstruire cette période-là, un peu comme le tigre qui doit devenir un tigre. On a beau l’avoir élevé comme un animal de société, il faut qu’il devienne ce qu’il est.
Vos origines mauriciennes, bretonnes, picardes, sont-elles un matériau d’écriture ? Elles vous lestent, vous aident. Vous cherchez à les oublier ? Paul Auster, avec qui j’évoquais cette question, me disait que la recherche de la « généalogie » ne l’intéressait guère, qu’il y préférait celle de la « famille », d’une parenté plus immédiate, parents, grands-parents…
Ce ne sont pas tellement les origines qui m’ont préoccupé, mais la façon dont j’ai été élevé. Ma mère, Anglaise réfugiée à Nice parce qu’elle ne pouvait pas se trouver dans la zone occupée, a fini par se cacher dans l’arrière-pays niçois. Excepté les atrocités, j’ai vécu en parallèle un peu l’histoire des Juifs pendant la guerre : être anglais, durant cette période, n’était pas très facile. Mon père était médecin en Afrique, et je ne l’ai connu que très longtemps après. Lorsque j’ai pu faire la jonction entre ma mère – représentant ce qu’il y a de picard et de français dans ma famille – et mon père, revenu s’installer en Europe, et apportant avec lui toute la tradition mauricienne, le choc a été bien réel. Non pas tant d’apprendre que j’étais de telle ou telle origine, mais de comprendre que, dans ce contexte méridional français, je serais désormais élevé comme un jeune Mauricien. On me disait que Noël était une fête païenne qu’il ne fallait pas célébrer. Je devais, tous les jours, manger du riz, accompagné de feuilles de courges, de brèdes, de chaillottes, ou à la rigueur de bettes. Tout devant être bouilli. Le seul jour faisant exception était le dimanche : on pouvait alors mettre de la sauce de cari sur le riz et les brèdes ! Lorsque vous êtes ainsi élevé à longueur d’enfance, jour après jour, alors que les autres mangent des steaks-frites, et que vous n’avez jamais de glace parce que vos parents ne possèdent pas de réfrigérateur, la question qui vous harcèle n’est pas celle des origines mais de l’étrangeté : vous vous sentez transformé. Dans ce lieu qui est pourtant le vôtre, vous êtes comme un corps étranger.
L’écriture naît de ça, vient de là ?
Elle est sûrement une compensation à des frustrations, c’est vrai. Elle est aussi un goût. J’ai aimé immédiatement les livres, dès lors que j’ai pu m’en approcher. Je trouvais les livres extraordinaires. Je dois les plus grandes émotions de mon enfance à ma grand-mère qui laissait à ma disposition un livre fabuleux : Le dictionnaire de la conversation, en quinze volumes ! (1858), sans aucune image, un texte imprimé sur trois colonnes très serrées, comme cela se faisait à l’époque… Et cet ouvrage rébarbatif, écrit en grande partie dans un français vieilli, m’apparaissait comme fait de la matière même du rêve, un rêve extraordinaire. Il y était question de tout : c’était le monde dans un livre. Très longtemps ce dictionnaire m’a servi après, dans la vie, à départager les gens qui pouvaient me ressembler, de ceux avec qui je n’aurais jamais aucune ressemblance. Ceux qui connaissaient le dictionnaire avaient gravi avec moi les mêmes sommets, traversé les mêmes périls.
Don Quichotte pense que les livres peuvent changer la vie. Hamlet n’y voit que des mots sans importance. Il y a d’un côté les livres et de l’autre la vie ?
Ce sont mes lectures qui m’ont prédisposé à aller chercher ailleurs. Ce Dictionnaire de la conversation permettait une sorte de raccourci des connaissances, donc un vagabondage de l’esprit. Les grands textes littéraires qui m’étaient offerts, simplement parce qu’ils étaient là dans la fabuleuse bibliothèque que mes parents avaient héritée, dans laquelle se trouvaient tous les classiques, dans des éditions originales, anciennes, sur beau papier, de lourds volumes reliés avec soin, me donnaient l’impression que le livre était un véhicule de rêve, un moyen de m’embarquer vers des pays lointains pour connaître d’autres mondes. C’est un peu le propos de Don Quichotte : déniaiser le monde envahi par le roman de chevalerie, mais aussi le parcourir. Don Quichotte voyage dans un périmètre très restreint, mais le monde qu’il dévoile est énorme, considérable. C’est un monde sans limite. Un peu comme s’il nous racontait un nouvel épisode des Voyages de Gulliver. L’histoire se déroule dans un univers réduit, mais tout y est démultiplié. Chaque ligne, chaque passage, est une aventure. C’est ce même sentiment qui, je pense, me guidait vers une littérature non pas d’évasion mais de recherche. Une littérature qui serait une littérature où l’on cherche un trésor caché, et qu’on finit par trouver.
C’est cela qui vous a conduit au désert ?
D’abord le récit que m’en a fait mon père, lorsque, tentant de venir en France pour chercher ma mère et mon frère à Nice, il part de Kano, au Nigéria, traverse le Hoggar, et, arrêté un peu avant Alger, se voit contraint de rebrousser chemin. Ensuite, les livres de Charles de Foucauld, qui comportent de merveilleuses descriptions du désert. J’avais le sentiment que le désert était comme une caisse de résonance, un endroit où l’on percevait mieux tout ce qui est humain.
Vous êtes allé chercher chez les Emberas une cohérence, un lien entre intellect et physique. Vous êtes parti, comme aujourd’hui dans le désert, avec Jemia, à l’écoute de voix qu’on ne veut pas entendre et qui ont tellement à nous dire. Ne recherchez-vous pas un autre déroulement du temps. Au fond, la grande différence, entre ces gens et nous, n’est-ce pas la conception du temps ?
Tout est différent. La conception du temps, la conception qu’ils se font de l’âme humaine, la conception qu’ils ont du but de l’existence : nous ne sommes pas sur terre, nécessairement pour croître et multiplier, et laisser un héritage positif à nos enfants. Notre rôle consiste peut-être à ne pas abîmer le milieu dans lequel nous vivons, afin que nos enfants en héritent, tel qu’il est ; ou à transmettre cette idée, simple, que les relations entre les différents membres d’un groupe ou d’une famille sont beaucoup plus importantes que les progrès techniques qu’on pourrait apporter à ce groupe ou à cette famille. Autrement dit, ce n’est pas très grave qu’il n’y ait pas de cheminée dans cette maison, ou que depuis deux ou trois mille ans, les gens continuent de s’enfumer quand ils font griller du maïs ou de la viande. Ce qui est beaucoup plus important, c’est que, lorsqu’on prépare le repas, tout le monde soit averti, de telle sorte que tous les membres du groupe, ayant participé ou non à la recherche des aliments ou à leur cuisson, du simple fait de leur existence, soient réunis, parce qu’ils ont tous droit à quelque chose. Nous avons beaucoup à apprendre d’une telle conception de la vie.
On a l’impression que vous êtes très sensible à l’éphémère, au passage… On est sur terre, et on n’a pas assez conscience du fait qu’on n’est qu’un passage, c’est cela ?
La société moderne a voulu évacuer la mort, la maladie, la souffrance. Mais elles existent encore, et notre société est choquée lorsqu’elle se retrouve devant ces réalités-là, parce qu’elle a le sentiment que le monde est une sorte de segment immobile dans lequel rien ne va changer, alors qu’au fond tout est aléatoire, et qu’il n’y a rien de sûr. Le mouvement est une façon d’être en harmonie avec cette insécurité continuelle.
Notre société se protège, dresse des murailles, ferme des portes. Les Indiens, eux, ignorent les murs…
Les murs, chez eux, en effet, n’existent pas ; les frontières n’existent pas. Ce qui constitue une situation idéale. La propriété n’existe pas, si ce n’est dans le sens où la terre vous apporte des fruits. C’est le produit de la terre qui vous appartient, et non la terre elle-même. Ce rapport à la terre est une des forces mais aussi une des faiblesses du monde amérindien. Si vous arrivez dans cette région du Darién au Panama avec un papier du gouvernement disant que tel lopin de terre vous appartient, les gens qui s’y trouvaient partiront et laisseront tout. Ils ne partent pas parce qu’ils sont lâches ou qu’ils ont peur, mais simplement parce qu’ils ont entendu ce que vous leur disiez. Ils savent que vous vous trompez, mais vous le dites, alors on va vous laisser dire. Cependant, deux ans plus tard, ils reviendront. Ils savent que si vos projets n’ont pas bien marché, vous serez reparti ; et, de nouveau, ils pourront s’installer. Cette espèce de confiance dans le temps fait qu’il n’est pas urgent d’affirmer sa possession d’un lieu ; on peut remettre cette affirmation à plus tard.
Nous ne faisons pas assez confiance au temps ?
C’est pour cette raison que nous avons besoin de dresser des murs et de posséder. On a l’impression que le temps nous échappe. Le temps apporte la mort, et le temps, c’est le renouvellement des générations. Si vous n’avez pas confiance dans le renouvellement des générations, ou si vous avez peur que les autres prennent votre place, ou celle de vos enfants, alors vous commencez de construire des murs.
Laurent de Médicis avait sur son blason une devise que je trouve fascinante : « Le temps revient. »
Oui, c’est beau. J’ai changé mon image du temps au contact des Indiens. Avant cela, j’étais terrifié par des tas de choses qui ne me terrifient plus : la peur de la mort, de la maladie, l’angoisse de l’avenir. Cela ne me terrifie plus de la même façon. L’idée que mes enfants peuvent connaître la maladie ou la mort, me terrifie, tout comme l’existence des guerres absurdes ou monstrueuses, comme celles que nous avons vécues, ou bien l’éventualité d’une catastrophe de type écologique. Notre responsabilité, face aux générations futures, est entière. Si nous avions su vivre comme vivent les Amérindiens, ou comme ces gens du désert, nous n’aurions certainement pas eu à gérer autant de catastrophes. Certes, nous n’en serions pas au même degré de perfectionnement technique mais nous n’aurions pas non plus gaspillé, avec autant de facilité, nos chances de vie.
Lorsque vous partez, vous avez le sentiment de fuir votre époque, ou de chercher un lieu où vivre plus humainement ?
Je ne pense pas que je fuis quoi que ce soit. Si je fuyais, j’aurais le sentiment qu’il me faudrait d’abord dénoncer ce que je fuis. Pendant longtemps, quand j’étais immobile, j’avais envie de fuite. Maintenant, j’ai simplement le sentiment de l’impérieuse nécessité d’entendre d’autres voix, d’écouter des voix qu’on ne laisse pas venir jusqu’à nous, celles de gens qu’on n’entend pas parce qu’ils ont été dédaignés trop longtemps, ou parce que leur nombre est infime, mais qui ont tellement de choses à nous apporter.
Ces voix peuvent aussi être des textes anciens comme Le Popol Vuh, le Chilam Balam, la Relation de Michoacan…
Oui, ou la voix de Rigoberta Menchú, qui est une voix étonnante parce qu’elle dit les choses avec une très grande simplicité. Elle vit très intensément tout ce qu’elle dit. C’est très sincère, très fort. Ce sont des voix qu’on pourrait aussi entendre en France, où se trouvent sans doute aussi des gens qui ont des choses semblables à dire. Simplement, sont-ils, en France, encore plus isolés que les Indiens ou que les « gens des nuages », parce que ce sont les seuls dans leur genre ? Je pense à quelqu’un comme Jean Grosjean qui dit, avec une sorte d’acharnement et d’entêtement, depuis trente-cinq ans, toujours les mêmes choses, fortes et authentiques, répètant ces mêmes choses au moyen de livres extrêmement modestes et qui passent trop inaperçus dans le concert des livres.
Le plus long voyage n’est-il pas celui qui conduit vers le père ? Vous ne rencontrez le vôtre que vers 7-8 ans. Enfant, il vous manquait ?
(Rires.) Non. C’était une période très facile, au contraire, sans douleur. Des garçons élevés par des femmes, ma mère et ma grand-mère, sont des rois! Nous étions, mon frère et moi, je suppose, des tyrans épouvantables. Mon grand-père étant très âgé, et ayant abdiqué toute autorité, s’enfermait dans un cabinet pour fumer, et n’avait donc pas accès à ce qui se passait réellement chez lui. Donc, pour répondre à votre question, je dirais : une enfance facile, sans grande autorité. Nous savions que notre père existait, et nous vivions tout cela sans poids, sans difficulté particulière. Le courrier était très lent, et était acheminé par bateau. Nous nous soumettions, tous les quinze jours à un rituel presque religieux : écrire à notre père. En fait, nous nous contentions d’ajouter quelques mots au bas de la lettre que ma mère lui écrivait. Il aurait pu s’agir d’un oncle éloigné, cela n’aurait pas changé grand chose…
Donc, nous sommes en 1948 et vous partez retrouver votre père au Nigeria…
Nous avons dû attendre 1948, en effet, car il y avait des mines flottantes. Celles que décrit Kipling, dans un texte magnifique où l’on voit un cargo avancer à travers l’Atlantique et venir frapper contre ces mines flottantes. Les passagers s’attendent à sauter, à chaque instant. Tout le monde est debout, au garde-à-vous, et écoute les mines contre l’étrave du bateau. Je suis resté un an en Afrique. Un an de grandes vacances. C’était prodigieux. J’ai toujours l’impression que je n’aurai fait qu’un seul voyage dans ma vie : celui-là. Les autres, ce ne sont pas des voyages. Prendre un avion et aller quelque part, ce n’est pas un voyage. Même aller passer six mois dans la forêt…
On retrouve ce voyage dans votre roman Onitsha… Pourquoi ces quarante-trois ans, entre le voyage et le roman ?
Je ne sais pas. Je pense que les romans sont des fruits du temps, qui pour certains doivent mûrir lentement. J’ai écrit certains romans, tout de suite après avoir reçu le choc initial. Celui-là, je ne pensais même pas que je l’écrirais un jour. En fait, le roman du voyage, je l’avais écrit pendant que je faisais le voyage, puisque j’étais déjà romancier. J’avais déjà des petits papiers, et des petits cahiers, et un crayon gras, et chaque jour, j’écrivais au crayon gras un roman qui s’appelait Un long voyage ; immédiatement suivi d’un autre : Oradi noir. Ayant écrit ces deux premiers romans, en vivant le voyage, il a fallu laisser passer beaucoup de temps avant que je me dise : cela vaut-il la peine de les réécrire, ou de les réécrire autrement ?
Ces notes vous ont servi, par la suite ? Ces esquisses, ces cahiers ?
Ma mère a gardé pieusement mes deux romans. Je crois que je les lui montrais au fur et à mesure que je les écrivais. Elle était en fin de compte mon public. Je les ai retrouvés, il n’y a pas très longtemps. Ces romans étaient de vrais romans, dans le sens où ils suivaient un cours parallèle à celui de la réalité, mais n’avaient aucune ressemblance avec le réel. Je décrivais des aventures extraordinaires qui arrivaient aux voyageurs qui se rendaient en Afrique, alors qu’il ne se passait absolument rien sur le bateau. On se laissait vivre dans une sorte de torpeur africaine. Le voyage a duré un mois et demi environ, au rythme des marteaux et du bateau se déplaçant très lentement. Dans ces deux romans, je décrivais une rencontre avec des troupeaux de baleines, des débarquements sur les côtes d’Afrique, des expériences inouïes. J’écrivais tout, enfermé dans la cabine du bateau. Peut-être pour me désennuyer. Ça pourrait être cela, au fond, la symbolique de tout roman : vivre le réel autrement que selon son rythme un peu plat.
Est-ce si différent, aujourd’hui ? N’êtes-vous toujours pas sur le même bateau à écrire des aventures de baleines pour tromper l’ennui, celui dont Moravia a si bien parlé ?
Oui. Peut-être. (Silence.) Une chose est certaine. Je ne sais pas si j’ai changé, mais je n’ai, depuis, que très rarement atteint le sentiment de plaisir et de plénitude que j’éprouvais alors tandis que j’écrivais ces deux petits livres. Peut-être, parce que je ne suis plus maintenant prisonnier dans une cabine de bateau, et que je ne vais pas retrouver mon père, et que je ne suis plus angoissé par toutes ces questions. (Rires.) Les questions qui m’angoissent aujourd’hui sont d’un autre ordre, sont beaucoup plus légères, sans doute… Il est difficile d’imaginer plus grande inquiétude que celle de prendre un bateau, au lendemain de la guerre, pour se rendre dans un pays qu’on ne connaît pas, retrouver un homme qu’on ne connaît pas, et qui se dit votre père. Non. On ne peut pas imaginer cela… (Silence.) C’était le premier contact avec mon père, qui allait d’ailleurs passer deux ou trois ans en Afrique avant de revenir définitivement en France.
A cette époque, vous hésitiez entre plusieurs métiers : wattman, écrivain de bande dessinée, marin…
Oui, j’ai plusieurs regrets comme ça… (Rires.)
Pourquoi avez-vous finalement choisi l’écriture ?
Parce qu’elle n’était pas un métier, comme wattman…
Pourquoi wattman, par amour des tramways ?
(Rires.) J’étais fasciné, comme beaucoup de garçons, et de filles peut-être, par les trolleys. Je me souviens du premier vrai cadeau que j’ai eu, vers 1945-46, peu de temps avant de partir en Afrique : un trolley qu’on remontait avec une clef. Il s’arrêtait, se mettait à vibrer comme un moteur à l’arrêt, les portes s’ouvraient, une sonnette retentissait, les portes se refermaient, et il repartait. Une des choses les plus étonnantes de mon existence était alors de me perdre dans la contemplation de cet objet.
Vous avez fait beaucoup de bandes dessinées ?
Oui, parallèlement à mon oeuvre de romancier rires. Entre 11 et 12 ans, puis entre 16 et 17 ans. Mon univers se rapprochait beaucoup de celui de Hergé, de Tintin, notamment ; de Spirou aussi, parfois. J’étais un adepte de l’école belge, de la « ligne claire ». Je me souviens d’avoir été très impressionné par une reproduction de Michel-Ange, et d’avoir essayé, toutes proportions gardées, de faire ce que faisait Dali : des vues plongeantes. Au lieu de regarder les personnages toujours de face, comme dans la bande dessinée belge, je les prenais en plongée. Mais mon dessin n’était pas du tout à la hauteur. Quand j’ai vu que je n’arriverais jamais à dessiner correctement des mains, que toutes mes mains se ressemblaient, qu’elles n’étaient pas « véridiques », qu’elles n’avaient pas l’air vivantes, j’ai cessé de dessiner. J’aimais tellement le dessin… Certaines étaient coloriées. Je faisais cela très proprement, tirant des traits à la règle, bien droits, etc. Je me souviens d’un titre : Kac under water city. (Rires.) Kac était le nom du personnage. La cité sous la mer de Kac racontait l’histoire de cet esprit du mal, très influencée, je suppose, par mes lectures de Kipling, de Jules Verne, de Conrad…
Tout ce qui touche au dessin semble vous impressionner, plus que l’écriture ?
Oui, c’est vrai. J’aurais aimé être peintre. Mais c’est un domaine, tout comme celui de la musique, où le don est essentiel. Si vous n’avez pas le don du dessin, vous ne pourrez pas l’inventer, même si vous prenez des leçons, ce qui n’a pas été mon cas. Les officiers de la grande époque de la marine – je suppose qu’il en est tout autrement aujourd’hui -, prenaient des cours de dessin. C’était essentiel. On ne pouvait pas être officier de marine si on ne savait pas dessiner. Alors qu’aujourd’hui l’élève officier serait recalé sur des questions d’équation, à l’époque il était recalé parce qu’il n’était pas un assez bon dessinateur. Ce qui explique tous ces relevés, tous ces croquis réalisés par des marins comme Dumont D’Urville. On les entraînait à dessiner. C’était important, pour eux, d’avoir une bonne vue et de s’en servir, pour faire des relevés de côtes, croquer rapidement un fort, une fortification, une défense, une entrée, une digue, ou simplement un cap, pour pouvoir ensuite les reconnaître, car la photo n’existait pas.
Un romancier n’est pas un navigateur…
Non, je suis d’accord, rien de commun en effet. Mais, c’est quelqu’un qui a besoin de prendre des repères, plus que le poète notamment. J’ai toujours pensé que la littérature devait servir non pas à décrire mais à comprendre ce qu’on voyait, à entrer en soi ce qu’on voyait. Un peu comme on entre aujourd’hui des informations dans un ordinateur en les scannant. L’oeil permet de faire entrer cette information, et le dessin était pour moi un des moyens me permettant de comprendre ce que je voyais, c’est-à-dire de séparer ce que je jugeais essentiel de ce qui ne l’était pas. Dans un visage, dans une scène de rue, pour un plan de ville, un plan de rue, un plan de maison, ou bien simplement le déroulement d’une action, afin de la mettre sur le papier, afin de la voir évoluer.
Le dessin, l’écriture, vous lancez entre eux deux beaucoup de ponts…
Oui, vous avez raison. C’est pour cela que je vous parlais de cette période de dessin. Effectivement, avant de construire un roman, il faut que j’aie accumulé énormément de dessins, de croquis, de repères, même si je ne m’en sers absolument pas. Ce sont mes prétextes. Peut-être ai-je besoin de prétextes sociaux pour être dans la rue, et avoir ainsi une activité qui ne releverait pas seulement de l’observation.
Vous prenez des photos ?
Ça m’est arrivé, mais je suis plutôt meilleur dessinateur que photographe, c’est vous dire à quel point mes photos sont mauvaises rires. J’y ai eu parfois recours en espérant recueillir comme une sorte de document, mais après, lorsque je regarde la photo que j’ai prise, je ne retrouve pas l’émotion initiale, c’est comme si quelqu’un d’autre l’avait prise. J’ai beaucoup de mal à retrouver ce que j’ai voulu emmagasiner. Je ne veux pas emmagasiner une forme mais un jeu d’ombres, un mouvement, une émotion que j’ai du mal à retrouver dans cette photo, surtout si elle est en couleur, un peu plate, mal prise…
Vous parlez beaucoup de la folie dans Le Procès-verbal, votre premier livre. Adam Pollo, le personnage principal, est perdu pour la société mais non pour lui-même. Plus il s’enfonce dans sa folie, plus il se trouve. La folie est un thème qui revient souvent dans votre oeuvre…
C’est la première fois que j’en parlai de cette façon-là. (Silence.) Ça m’est très difficile de me rendre compte exactement de tout cela… J’ai écrit ce livre sous l’influence de Jerome David Salinger. Je voulais être Jerome David Salinger. Je m’étais un peu identifié à ce qu’il écrivait, ses nouvelles en particulier. L’Attrape-coeur, que j’avais lu en anglais, m’avait vraiment captivé. J’avais commencé d’écrire un roman dont un extrait figure dans Le Procès-verbal, roman que je n’ai jamais fini. Le passage s’appelle : « Albonico Daisy trouve qu’il fait bien chaud ». C’était un clin d’oeil à Salinger, ces deux personnages : Albonico et Daisy. Je pensais que Salinger avait une ligne directrice qui était le bouddhisme zen, que c’était sur ce thème qu’il faisait évoluer ses personnages et construisait son oeuvre. Je crois que tout, dans ses nouvelles, indiquait cette référence au bouddhisme zen, et cette adaptation du monde new-yorkais au bouddhisme zen, le monde de l’enfance ainsi abordé n’étant rien d’autre qu’une métaphore de l’émerveillement éprouvé face au bouddhisme zen. J’avais envie d’écrire quelque chose de cet ordre, mais je ne pouvais pas le faire parce que cela avait déjà été fait, et que, de plus, le bouddhisme zen ne me disait rien du tout. Je ne le connaissais absolument pas, cela me serait apparu par trop artificiel. Je ne m’intéressais, à cette époque, qu’à l’astrologie. C’était mon bouddhisme zen à moi… C’est par ce biais que je pensais pouvoir dire des choses assez proches que celles qu’avançait Salinger. Le Procès-verbal se termine par une description de la cellule dans laquelle Adam Pollo est enfermé, et qui se rapporte au thème astrologique, à cette idée de la maison du ciel qui contient les éléments de votre destin. Je pensais que la littérature devait servir aussi à accomplir une sorte de recherche d’une surdimension psychologique, qui n’aurait rien à voir avec la dimension astrologique, qui serait davantage médicale ou pour le moins clinique. J’avais lu, à l’époque, nombre de livres sur ce sujet… Je m’étais inscrit aussi à un cours de psychologie à l’université, dans le seul but de pouvoir pénétrer dans un asile, en compagnie d’étudiants, sans être donc, ni un sujet, ni un objet d’étude, ni véritablement un analyste. Je me situais au milieu. J’étais un observateur. De nombreux chapitres du Procès-verbal viennent de là. Ces deux thèmes se retrouvaient en fait dans le final qui est l’enfermement d’un homme seul.
Votre personnage a un rapport très animal avec tout ce qui l’entoure. Il tue un rat et est le rat lui-même, il voit une plage et il devient la plage. Il est tellement à l’intérieur de lui-même…
Je crois que je vivais assez fortement cette sensation d’union, comme beaucoup d’adolescents sans doute. Ce thème est issu de l’adolescence.
Le livre, dans son entier, ne viendrait-il pas de l’adolescence ?
Je crois que oui. J’ai délaissé le roman vers 13-14 ans. Les derniers romans que j’ai écrits à cet âge me semblaient très insuffisants. Ils ne me procuraient plus le même plaisir. J’étais passé au roman dans lequel j’étais à la fois l’objet et le sujet. Je m’identifiais désormais complètement au roman. J’étais ce que j’écrivais, ce que j’écrivais à bord du bateau, comme tous les romans qui ont suivi. A cette époque, j’ai écrit l’histoire d’une mouette dans laquelle j’étais vraiment une mouette.
Ensuite, vous avez eu une période de poésie…
Parce que celle-ci me fournissait alors mon moyen d’expression, tandis que la bande dessinée me permettait de jouer mon rôle social. Je communiquais par la bande dessinée, mais je ne communiquais pas avec mes poèmes que je ne montrais à personne. J’ai terminé cette époque de poésie dans une sorte de blocage linguistique. J’avais le sentiment d’être plusieurs et de ne pas pouvoir m’exprimer avec une seule voix. Ne pouvant m’exprimer avec une seule voix, et étant plusieurs, j’avais mis au point un système que j’appelais la « polyphonie synpoétique ». Il s’agissait d’écrire des morceaux de phrases qui pouvaient être lus aussi bien à voix haute qu’à voix basse, intérieurement, et en mélangeant les sens. J’avais essayé de construire cela sur un petit magnétophone, en espérant que cela tiendrait… Rires Ce fut une épouvantable cacophonie. Je ne suis parvenu ni à le rendre audible, ni à le rendre lisible ! J’ai abandonné. Ne pouvant plus recourir au roman total ni à la synpoésie, il fallait bien que je cherche autre chose, que je trouve autre chose. C’était le moment de revenir au roman. Ce fut une chance, si je n’avais pas lu Salinger, je n’aurais pas été tenté de le faire. C’est parce que j’ai constaté que Salinger pouvait mettre tant de choses dans si peu, tant d’idées, remuait tant d’imaginaire, avec une histoire si simple, et des personnages qui avaient l’air si naïfs et si bornés dans leur existence, que j’ai pu écrire ce que j’avais envie d’écrire.
Ce premier roman, par certains aspects, me fait penser à La Place de l’Etoile, de Modiano. Je veux dire à sa place dans l’oeuvre. Un premier roman violent, agressif, suivi d’une oeuvre plus sereine, dans votre cas tout du moins…
Je pratiquais à l’époque l’humour « tongue-in-cheek » à jets continus… Le Procès-verbal a des côtés canularesques. Certains de ses passages ont été écrits à plusieurs dans un café. C’est pour cela que je dis qu’il s’agit d’un roman adolescent. Je voulais casser des portes, parler plus fort que les autres. Je n’ai jamais parlé littérature avec Modiano. C’était presque un jeu de se rencontrer en évitant d’en parler. Mais je pense qu’il a dû avoir des blocages, lui aussi… Et un déblocage par le roman. Ça a dû peut-être aussi pour lui se passer de cette façon-là. Chez moi, cela a très nettement débloqué les choses. C’était aussi une saison de « déblocage », d’ailleurs, au sens populaire du terme : je débloquais beaucoup, à cette époque ; je débloquais et ça me débloquait. Ecrire ce livre m’a rendu de grands services. En même temps, cela a fait que d’autres difficultés se sont accumulées, dont il faudra bien que je parle un jour… Et qui m’ont conduit pratiquement à la situation qui est celle dans laquelle se retrouve Adam Pollo. La sérénité dont vous parlez est une sérénité acquise, après qu’un certain nombre de problèmes ont éclaté, et dont nous parlerons ensemble, si vous le voulez, un autre jour…
Deux écrivains vous ont beaucoup marqué, Michaux et Lautréamont. De Michaux, vous dites dans un petit livre merveilleux, Vers les icebergs, « aucun poète au monde ne peut dire tant de choses en si peu de mots »… Lautréamont est à l’opposé de Michaux…
Oui, Lautréamont est vraiment à l’opposé de Michaux ; avec tout cet aspect canularesque qu’il est si difficile de percevoir. On ne sait jamais où commence la folie et où commence le canular. Il s’agit là aussi d’une littérature adolescente. J’ai eu accès à Lautréamont d’assez loin, par des amis qui m’avaient conseillé de le lire. Michaux, bien que je ne m’en souvienne plus avec précision, cela a eu lieu plus spontanément. Peut-être au hasard d’une librairie. Je lisais beaucoup dans les librairies à une époque. Je faisais des stations prolongées près des tourniquets. Je mettais un marque-pages, et je revenais le jour suivant. Je suis d’ailleurs toujours assez ému lorsque je vois des gens qui continuent de faire cela. Je vois souvent des petits papiers dans les livres qui sont en vente, alors je n’achète pas le livre dans lequel se trouve le papier, j’en prends un autre…
Dans La Fièvre, vous revenez sur le thème de la folie ordinaire, de la folie au quotidien… Ce que vous voulez dire alors, c’est : on emmagasine des sensations tous les jours et on a du mal à les trier ? On est un peu comme Ireneo Funes, le personnage de Borges qui meurt parce que sa mémoire conserve tout, ne sélectionne plus rien.
Oui, il y a un peu de cela. Je vivais à cette époque en compagnie d’un mot qui était comme une hantise : conscience. Conscience dans les deux sens ; le sens moral – cette conscience qui est le dictamen de la conscience -, et puis l’autre sens auquel je tenais davantage encore, peut-être, et qui était la conscience de soi-même. Je crois que c’était un sens que je cultivais, que je considérais comme la plus noble acquisition de la maturité. C’est par ce sens-là que j’imaginais qu’on sortait de l’adolescence pour entrer dans l’âge d’homme. C’est le thème d’un livre comme La Fièvre. Ce que j’appelais aussi à l’époque avec beaucoup de prétention : la cinesthésie, c’est-à-dire exister par toutes les sensations.
Le personnage du Déluge, François Besson, vit aussi dans les sensations mais aussi bascule en lui-même et surtout accomplit son rêve…
C’est un itinéraire. Mon personnage s’appelle François parce que mon ancêtre qui est allé à Maurice s’appelait aussi François. Je m’amuse à en faire mon jumeau, mon besson, mon alter ego. C’est lui, ce François, qui est parti à l’aventure et qui a réussi à matérialiser un rêve que j’aurais aimé faire, mais que je ne ferai jamais autrement que par les livres : fonder une famille, une dynastie, je dirais presque, un royaume.
François Besson crée un monde à partir de lui. C’est ce qu’on fait en écrivant : créer un monde en partant de sa chambre ?
Oui. En considérant que ce qui vous a précédé et ce qui vous suit sont comparables aux deux néants qui entouraient la chambre dans laquelle Marguerite Yourcenar raconte qu’un chef saxon reçoit l’illumination et se convertit au christianisme, en voyant passer un oiseau. Bed le Vénérable, qui assistait à la scène, lui dit : « La vie est comparable à cet oiseau qui vient d’entrer dans cette pièce, qui a traversé, ébloui par la lumière, et qui ressort en volant, par l’autre fenêtre. Qui va de la tempête à la tempête, qui tourne un instant dans la pièce, puis s’en va ». L’image fut si forte que le chef saxon se convertit en entendant ces mots. Je trouve que nous sommes un peu là en présence d’une allégorie de la littérature et du roman. On va d’un néant non littéraire à un autre néant non littéraire; et pendant un instant, on vole dans un apparent désordre, et un peu ébloui.
Terra amata et L’extase matérielle occupent une place particulière dans votre oeuvre ?
L’extase matérielle vient tout droit des conversations que nous avions, mes amis et moi, à la sortie du ciné-club. On se réunissait, et on remuait le monde. Comme j’étais insomniaque, je couchais par écrit les idées qu’on avait agitées, et leur contraire. L’ensemble donnait un « infiniment moyen ». Je jugeais qu’on avait atteint ici une sorte de perfection dans le moyen. Non pas des idées reçues, mais le « moyen » de ce qu’un être humain ordinaire peut apercevoir, en s’aidant de toutes les petites béquilles de la culture. Encore un livre d’adolescent. Ce que je voulais, un peu comme dans Le Déluge et dans Terra amata, c’était construire un livre dans lequel il y aurait un néant avant et un néant après. Je crois, d’ailleurs, que j’ai toujours écrit comme ça, avec cette construction-là : en losange.
Jeune Homme Hogan, dans Le livre des fuites, dit : « Je veux tracer ma route pour la détruire. » C’est ce que vous faites ?
En 1969, un lecteur m’a écrit une lettre au ton sarcastique, peut-être même légèrement indignée, et qui disait : « Monsieur, je ne comprends pas pourquoi vous sciez la branche sur laquelle vous êtes assis ? » Je me souviens très bien m’être dit « voilà une bonne image ». C’est probablement ce que je continue de faire tout le temps. (Rires.)
A mesure qu’on avance, on doit effacer ses traces ? On les efface malgré soi ?
Il n’y a pas de lieux auxquels je sois attaché véritablement. Sans doute s’agit-il plutôt de lieux imaginaires. Ce que je n’ai pas envie de dévoiler, je le tais.
C’est toute la question soulevée dans Haï, votre livre publié chez Skira qui raconte votre rencontre avec les Indiens de Colombie…
L’idée de la collection était de réunir un peintre et un écrivain, ou une oeuvre picturale et un écrivain. Etant à l’époque un peu plus à « l’emporte-pièce » qu’aujourd’hui, j’avais tendance à penser que la peinture, et particulièrement telle qu’elle est considérée dans le monde occidental, à savoir un objet de commerce, ne m’inspirait guère. J’avais envie d’écrire sur des gens pour qui l’art n’était pas différent de la vie. J’hésitais beaucoup à le faire… Bien que cela ne pouvait les affecter le moins du monde – sans doute ne sauraient-ils jamais qu’un tel livre existait -, je trouvais qu’il y avait quelque chose de très impudique à écrire sur des gens si secrets, que je ne voulais pas déranger.
Vous vous êtes dit : ai-je le droit d’écrire un tel livre ?
Je me suis posé la question des images, car il y avait des photos. Au départ, je souhaitais qu’il n’y ait aucune photo de visage. L’éditeur a trouvé le projet aride, un peu sec. J’ai opté pour une solution médiane: les visages apparaîtraient, mais cachés. Ils seraient seulement visibles par la moitié, et les photos seraient prises de telle sorte qu’on ne pourrait pas reconnaître les gens. Mais c’était un artifice. Un peu comme un nazi qui aurait dit : je ne suis pas responsable, j’ai juste signé un papier, je ne suis responsable de rien. Mais, en partie ou non, les visages étaient bien dans un livre qui existait…
Vous vous sentiez mal par rapport à ce projet ?
Je ne le regrette pas vraiment, mais je suis toujours mal à l’aise d’utiliser comme matériau littéraire, ou simplement livresque, des gens, des faits de société pour lesquels la publicité que leur apporte un livre peut être parfois dangereuse. Il n’était pas là question de gens qui ont peur de perdre leur âme quand on les photographie, mais simplement de gens qui sont en permanence sur la défensive, qui ont besoin de se protéger. Les Amérindiens ne peuvent continuer d’exister qu’en édifiant de continuelles barrières autour d’eux. Faire passer quelqu’un par-dessus la barrière, ou passer soi-même au-dessus de la barrière est une forme d’agression. Evoquer l’expérience de la drogue chez les Indiens soulevait de réelles questions. J’avais commencé un livre que j’ai abandonné : il aurait constitué une véritable intrusion dans leur monde. Ce phénomène aurait pu, de plus, être très mal interprété dans notre culture qui fait de la drogue une curiosité, une chose extraordinaire, qui n’a rien à voir avec l’instrument qu’elle est dans le monde indien. Je ne voulais pas utiliser un matériau qui n’était pas à moi, une connaissance qui m’avait été prêtée. Je ne suis pas sûr que le sorcier colombien qui m’avait initié, qui avait vu en moi un ami tel qu’il pouvait lui parler, aurait été très enthousiaste à l’idée que je divulgue ses secrets.
Un écrivain ne divulgue-t-il pas toujours les secrets ?
Oui, c’est un pillard. Sans aucune doute. Quand j’utilisai le journal de mon grand-père pour écrire Retour à Rodrigues, il n’était pas plus à moi qu’à quelqu’un d’autre…
Comment faire autrement ? L’écrivain est aussi un sorcier, il manipule…
Mais avec le journal de mon grand-père, je parlais de gens du passé. C’était pour moi moins traumatisant que de parler de gens qui sont vivants, et pour lesquels la survie au quotidien est difficile. Comme je le disais, avec sarcasme, c’est une attitude qui n’est pas exempte d’hypocrisie.
L’argent est quelque chose d’important pour vous ?
Ce qui est important ce n’est pas d’avoir de l’argent mais du temps pour écrire. Si je devais exercer un métier, comme celui de caissier dans une banque, pour pouvoir gagner ma vie, je crois que je rentrerais le soir très déprimé, et que j’aurais du mal à écrire.
Il y a une pauvreté qu’on choisit et une autre qu’on ne choisit pas ?
En fait, si je pense à cette question, je m’aperçois que j’ai à la fois la hantise et le dédain de ce qu’on appelle la dèche. La hantise, parce que je descends d’une richissime famille de gros propriétaires terriens de l’île Maurice, et qu’à la suite de toutes sortes de dissensions, une branche de ma famille a été ruinée et a dû s’expatrier. Il y a deux générations. Mon père s’est retrouvé au Nigeria, mon oncle à la Trinité-Tobago, un autre oncle à la Réunion. Mon grand-père maternel s’est retrouvé médecin à Paris… Une véritable diaspora… Toutes les filles de cette branche ont été ruinées – mariées, non mariées, ayant par malheur perdu un mari à la guerre -, et se sont retrouvées dans une situation que j’aurais du mal à vous décrire… Mourant de faim, ne survivant que grâce à l’aide de proches parents. Je pense à des exemples très précis ; peut-être un jour aurai-je envie d’écrire sur cela…
C’est une dimension de l’existence, n’est-ce pas…
Oui. (Silence.) Quand on a ça derrière soi… Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai l’impression que ça vous fait autre. Quand on connaît cette pauvreté, quand on la connaît pour l’avoir vue. J’ai rencontré des femmes de cette famille, qui se sont retrouvées seules à la fin de leur vie, et qui n’avaient plus rien. Qui ne savaient rien faire, car leur éducation les avait préparées à vivre dans le luxe, et qui se sont retrouvées mangeant des épluchures, parce qu’elles n’avaient même pas les moyens de s’acheter des légumes. Elles ne disaient rien parce que leur fierté les en empêchait. Petit à petit, nous avons découvert toutes ces choses, assez épouvantables, je dois dire…
Il s’agit d’une détresse principale, une des expériences fondamentales de la vie…
Ça donne une hantise et en même temps un dédain. Je pense qu’il est difficile d’imaginer pire chose que la détresse d’une personne âgée, seule dans une ville, vivant presque sans rien, dans un taudis. Nice qui est une ville si blanche, qui donne une telle impression de futilité, peut cacher de la détresse. On y retrouve régulièrement des gens de 70-80 ans, morts de faim, dans des réduits insalubres et qui n’ont pas osé demander de l’aide. C’est ce qu’il y a de pire. C’est une hantise. En même temps, tout ce qui peut vous arriver à vous-même, au regard de cette détresse, paraît sans importance. Il existe aussi un autre type de détresse, qui ne concerne pas uniquement les aliénés mais tous ceux qui sont du mauvais côté de la barrière du langage. Moi, je suis du bon côté de la barrière. Je sais manier le langage. Je le connais. Il y a des gens qui sont du mauvais côté. Ces questions me préoccupent. Dans le sens où je trouve ça effrayant. C’est presque cauchemardesque, pour moi. J’ai le sentiment que tout cela est très difficile à contrôler. Ce n’est pas parce que j’ai peur que ça risque de m’arriver, mais parce que je pense qu’on ne peut pas empêcher que ça arrive. On ne peut pas empêcher que ce genre de chose existe.
Il est un aspect de votre oeuvre sur lequel on n’insiste pas assez, à mon sens: les pays lointains que vous parcourez, les étendues, désertiques ou non, ne sont jamais décrits de façon idyllique.
Je pense, en effet, que je suis critiqué par des gens qui ne m’ont pas lu, qui se contentent d’idées rapides. Si je parle des Indiens, je ne me réfère jamais à un âge d’or. Chez les Indiens, il y a des viols et des crimes. Comme partout, les femmes peuvent être battues. On trouve les mêmes vices et les mêmes crimes. La seule différence est que si l’on prend la société dans son ensemble, elle est mieux intégrée à son milieu, qui est celui de la forêt, que nous ne le sommes à celui que nous avons créé. Elle fait moins d’ordures. Les consomme, ne vit pas dessus, n’est pas envahie par ses déchets. Elle n’a pas peur de la mort, elle n’a pas peur de la maladie. Les fous, les criminels, sont parfois moins dangereux parce qu’on les identifie plus vite. On adopte à leur égard un système plus défensif que répressif. Quand un représentant de la loi se promène dans un village indien du Mexique et qu’il remarque un homme ivre en train de décharger son pistolet, il ne l’arrête pas immédiatement. Il le laisse se calmer, sans le brusquer il marche à distance respectueuse, attend qu’il retourne chez lui, qu’il s’endorme, et lui prend ses pistolets. L’affaire s’arrête là. Si le policier avait essayé de le saisir, sans doute y aurait-il eu des blessés ou des morts. Cela nous dit quoi ? Ne pas avoir peur des conséquences, ne pas être trop attaché à l’existence, posséder juste ce qu’il faut d’attachement à l’existence pour que les choses se passent le mieux du monde…
Michaux avait brisé les genres littéraires. La nouvelle, la poésie, le roman. Ces notions ont un sens pour vous ? Pour vous, auteur ?
Il n’est pas d’une importance extrême de définir ce que c’est qu’un roman ni ce que c’est qu’une nouvelle. Il s’agit simplement d’une question de rythme. Quand vous commencez certains livres, vous avez un rythme qui vous guide vers ce qui va être un roman, c’est-à-dire vers une oeuvre qui est plus musicale peut-être que dans le cas de la nouvelle. Pour d’autres, vous vous rendez compte que cela s’apparente davantage au fait divers. Il pourrait presque s’agir d’une rubrique de journal, mais vous ne pouvez pas dire vraiment ce qui vous a conduit. Peut-être une certaine matière, votre disposition du moment… Je ne sais pas…
Ça s’est installé comme ça ?
Oui, exactement : ça s’est installé comme ça… J’ai une collection de faits divers dans une chemise, qui ne seront jamais rien, mais parfois je les lis avec le même plaisir que j’aurais à lire des nouvelles de Tourgueniev. Sous la banalité apparente, il y a autre chose. Le genre littéraire me semble moins facile à déterminer que le rythme qui est prééxistant à l’écriture, qui se fait en même temps que l’écriture, et qui est absolument incontrôlable. Dont je ne suis absolument pas responsable. Mon dernier roman, Poisson d’or, était en fait un conte qui devait avoir une quinzaine de pages tout au plus, et qui est devenu, presque à mon corps défendant, un roman. Je n’y pouvais absolument rien, ça se développait, au point que des chapitres que je n’avais pas prévus venaient s’y inscrire. Je ne parle pas tellement des personnages qui échapperaient mais du récit lui-même, du texte qui enfle tout à coup. Je me demande si tout cela ne ressemble pas à une sorte d’invasion microbienne, si cela n’est pas du même ordre. L’imaginaire a un côté un peu gangrène, un côté un peu envahissant.
Ce sont les barrières de la vie quotidienne qui éliminent tout ce qui est envahissement de l’illusion ?
Les barrières de la vie quotidienne ou le cerveau rationnel. On dit que les fous sont envahis par l’illusion, sont en pleine illusion, qu’ils ont été envahis par leur imaginaire. Ils ne font plus la différence entre ce qui est « vrai », ce qui est réel, et ce qu’ils ont imaginé. Lorsque j’écris, j’ai le sentiment que je suis en présence d’une invasion d’imaginaire. Lorsque par disposition, parce que c’est la bonne saison, le bon jour, que je suis en forme, ou au contraire déprimé, et que j’ai davantage besoin d’écrire, alors, je me laisse envahir. Lorsqu’une brèche a été faite, par un thème musical ou une phrase, et qu’une autre arrive, et puis une autre, et que je m’aperçois que, tout à coup, derrière moi, ça presse, j’ai alors un sentiment de poids. Si je réfrénais ça, c’est là que je risquerais d’être déséquilibré. Lorsque cette invasion est terminée, que la santé est revenue, qu’on peut enfin en terminer avec tout ça, alors on se sent très fatigué. Ça veut dire que l’écriture est venue.
On met en marche quelque chose qui finit par nous échapper ? On se dit qu’on ne peut plus ne pas aller jusqu’au bout, c’est cela ?
Il y a un moment effectivement où on s’aperçoit qu’on doit aller jusqu’au bout, qu’il y a un moment où c’est volontaire et un moment où ça l’est moins ; ça serait très difficile de dire quand. C’est un peu ce que fait Nathalie Sarraute. Elle écrit pour dire ça, je crois, cet envahissement. Il faut que ça parle. Il faut que ça sorte. Mais elle exprime cela d’une façon plus classique peut-être que je ne pourrais le faire. En vous parlant, tout à coup, je pense au Horla. C’est un modèle du genre. Je suis très ému, parce que ma fille, qui a quinze ans, a découvert ce texte il y a peu de temps. Elle m’a parlé de ce livre extraordinaire, m’a demandé si je le connaissais… J’avais éprouvé cette même impression lorsque j’avais découvert cette nouvelle, à peu près au même âge qu’elle, l’impression de toucher à quelque chose d’extraordinaire, c’est justement ça le sujet du Horla. Celui de l’écriture, aussi.
Photo : © Raul Arboleda/AFP
Source : Gérard de Cortanze, « J.M.G. Le Clézio, une littérature de l’envahissement », Magazine littéraire, n°362, février 1998. Lien
Entretien – 80 ans de J.M.G. Le Clézio : sa famille, la Bretagne, son inspiration… Il se confie sur RTL
Jean-Marie Gustave Le Clézio, prix Nobel de Littérature en 2008, fête ce lundi 13 avril ses 80 ans. Dans ses veines coule du sang breton, mauricien et anglais.
Pas étonnant que son encre soit elle aussi métissée, que ses romans parlent de toutes les cultures et qu’il partage sa vie aujourd’hui entre Nice où il est né, un village proche de Douarnenez et Paris qu’il aime, sans oublier sa proximité avec l’île Maurice où émigrèrent au XVIIIe siècle ses ancêtres bretons et avec le Maroc, pays d’origine de son épouse. Discret voire secret, Le Clézio s’est toujours tenu à distance du fracas médiatique, ce qui ne l’a jamais empêché d’être à l’écoute du monde.
Le mois dernier, juste avant le confinement, l’écrivain a publié Chanson bretonne, chez Gallimard, un livre dans lequel il évoque son enfance ou plutôt deux périodes précises de celle-ci. La première, qui donne son titre à l’ouvrage, raconte ses étés passés, entre 8 et 14 ans, en Bretagne, « le pays qui m’a apporté le plus d’émotions et de souvenirs » écrit-il. Le versant lumineux de l’enfance sur la terre de ses aïeux.
La Bretagne, terre de bienfait pour l’auteur
Pour ce retour à l’écriture à 80 ans, il confie : « J’ai 80 ans et si je rate ce coche-là, je ne le trouverai plus peut-être dans quelques années. Et parce que ce sont des souvenirs que j’ai de mon temps d’enfance, qui sont très mélangés. Ce sont des souvenirs heureux et malheureux à la fois. Heureux parce que la Bretagne m’a guéri d’une période très difficile de ma vie, elle m’a apporté le bienfait de la nature (…) et surtout de la gentillesse des gens, chez qui nous étions ma famille et moi-même pendant cette période-là », confie l’auteur.
En contrepoint de ces temps heureux, Le Clézio raconte, dans le second texte qui compose son livre, la période précédente, celle des années de la guerre, « la pire des choses qui peut arriver à un enfant » souligne-t-il. Réfugié avec sa mère et sa grand-mère dans l’arrière-pays niçois, le petit Le Clézio échappe de peu à la mort quand une bombe tombe dans le jardin familial. Un choc qui l’ébranle encore aujourd’hui et a orienté toute sa vie en le persuadant que rien n’est jamais acquis définitivement.
« Je suis un écrivain, donc j’ai des travers détestables, je mélange mes souvenirs à ceux des autres à mes lectures (…) Mes souvenirs ne sont pas fiables et n’étant pas fiables, je pense qu’ils s’apparentent davantage au fait de raconter quelque chose (…) C’est la dimension que je voulais donner à ce petit livre, c’est-à-dire qu’il ne soit pas pris pour des mémoires d’enfant, mais pour une imagination à partir de légendes que j’ai reçues d’on-dit, de ce qu’on m’a raconté », résume l’auteur.
Source : Bernard Lehut, « 80 ans de J.M.G. Le Clézio : sa famille, la Bretagne, son inspiration… Il se confie sur RTL », publié le 13.04.20. Lien
Semaine J.M.G. Le Clézio à Maurice – Eté 2020
Pour le 80e anniversaire de l’écrivain, Issa Asgarally a initié et coordonné à l’île Maurice une « Semaine J.M.G Le Clézio » qui a été renvoyée à l’après-coronavirus, en juin / juillet, si tout se passe bien. Quelle que soit la date en 2020, cette « Semaine » est avant tout l’occasion de lui rendre hommage et mieux faire connaître son oeuvre gigantesque.
Voici les événements de cette « Semaine » :
— Conférence axée sur l’essai d’Issa Asgarally (à paraître) « J.M.G Le Clézio, militant de l’interculturel ».
— Colloque à l’Université de Maurice avec 6 intervenant(e)s : « Regards croisés sur l’œuvre de J.M.G Le Clézio ».
— Au Hennessy Park Hotel ; Table ronde animée par Finlay Salesse : « J.M.G Le Clézio vu par trois écrivains mauriciens », précédée de l’inauguration de l’Exposition de livres de / sur J.M.G Le Clézio et de l’annonce du résultat du Concours de dissertation (16-18 ans) organisé par l’Open University of Mauritius et de la remise des prix. Thème : « L’adolescence dans l’œuvre de J.M.G Le Clézio ».
— Lecture scénique de 17 extraits de neuf livres au Caudan Arts Centre : « Voyage à travers l’œuvre de J.M.G Le Clézio ». Avec la participation de neuf comédien(ne)s.