Ces entretiens ont eu lieu dans trois endroits différents : aux éditions Gallimard, au café de Flore, à Nice. Les pages qui suivent en sont un large extrait. L’idéal eût sans doute été qu’il n’y eût pas de magnétophone, l’« interrogatoire littéraire » revenant sans cesse à ce qu’il était en réalité : une conversation amicale. De sobremesa, comme on dit en espagnol, où l’on parle, comme on dit, toujours en espagnol, de lo humano y de lo divino, c’est-à-dire, de tout et de rien, donc où l’on se dit les choses essentielles de la vie. Ce qui la constitue, ce pour quoi on vit. Je sentais beaucoup de sollicitude, une attention, une grande générosité, un souci de dire vrai et simple. Voici quelques anecdotes, qui ne relèvent ni de l’analyse sémiologique ni de la théorie, mais qui parlent de la vie de ces entretiens, donnent des indices, indiquent des pistes. Au Flore, Le Clézio avait apporté un sachet de thé déthéiné. Le premier étage était vide. Il n’y était pas retourné depuis des années. Le garçon ne voulait pas apporter une théière d’eau bouillante, ni me servir un café. C’était étrange. Au bout d’un quart d’heure, nous comprîmes que le percolateur était en panne. La conversation surréaliste entre le garçon, Le Clézio et moi, ne figure pas dans cet entretien – c’est dommage. Une deuxième anecdote. Lors de nos entretiens, rue Sébastien-Bottin et à Nice, la lumière de la fin de journée baissa insensiblement jusqu’à ne plus dessiner autour du magnétophone que des ombres. Nous terminâmes notre conversation dans la pénombre. Les questions préparées sur la feuille de papier étaient illisibles. J’en improvisai d’autres, plus proches de la promenade, de l’échange : le sel de la vie. La sensation que nous aurions pu continuer comme cela longtemps… Que dire d’autre ? Il me semble que Le Clézio se livre ici avec simplicité et précision, en acceptant de courir le risque de l’entretien, qui n’est pas de la parole écrite mais un recueil de paroles échangées autour d’une table, d’une grosse théière amicale et d’une assiette de gâteaux secs, comme à Nice. Ces paroles, comme volées à la voix qui les profère, ne sont pas l’oeuvre mais permettent parfois de l’aborder si ce n’est mieux du moins par un autre angle, un autre point de vue, d’en saisir certains aspects. Un dernier mot enfin. Ayant offert à Le Clézio un de mes essais sur la littérature hispanique, il en détacha une phrase, du grand poète et essayiste cubain José Lezama Lima. Il me dit, avec un bonheur visible et appétit, qu’il voulait l’apprendre par coeur. La voici, elle parle aussi de Le Clézio : « Ce que j’admire le plus chez un écrivain ? Qu’il manie des forces qui ne l’emportent pas, alors qu’il paraît sur le point d’être détruit par elles. Qu’il s’empare de ce défi et en dissolve sa résistance. Qu’il détruise le langage et qu’il crée le langage. Que, durant le jour, il n’ait pas de passé et que, la nuit venue, il soit millénaire. Qu’il aime la grenade qu’il n’a jamais goûtée et qu’il aime la goyave qu’il goûte tous les jours. Qu’il s’approche des choses par appétit et qu’il s’en éloigne par répugnance. »
Peut-on dire de votre travail qu’il est entièrement tourné vers la recherche de la cohérence, de l’authenticité ?
J. M. G. Le Clézio : Il est très difficile de parler de ce qu’on écrit, parce qu’on écrit d’abord pour une raison qu’on ne comprend pas. Si on la comprenait, peut-être arrêterait-on d’écrire… Ecrire est un besoin… C’est à l’intérieur de vous-même. Ça a besoin de sortir, et de sortir sous cette forme. Si vous modifiez la structure de ce que vous faites, il me semble qu’alors vous n’aurez plus envie de continuer. Ecrire n’est pas facile. Ecrire est un art, qui demande beaucoup d’entraînement ; je veux dire, qui exige davantage que de connaître le dictionnaire de la langue française et la syntaxe de cette langue. Il faut avoir lu des auteurs, les avoir digérés, avoir éprouvé le besoin de faire mieux qu’eux.
Pour arriver à écrire, il faut avoir assimilé, c’est-à-dire consommé ce qu’on a lu ?
Oui. Oui. Si je considère que je lis depuis l’âge de sept ans, je dois reconnaître que j’ai beaucoup lu. Mes premiers livres n’étaient pas des livres pour enfants ; je lisais des livres « sérieux ». Des dictionnaires, par exemple… J’ai même fini par apprendre par coeur un dictionnaire de la langue anglaise, parce que je voulais écrire dans cette langue ! N’ayant pas eu le privilège de posséder l’anglais par ma naissance, je voulais prendre une sorte de raccourci. Apprendre entièrement cette langue, de telle sorte qu’elle soit en moi, et devenir comme un ordinateur qui restituerait des mots au fur et à mesure des besoins.
Evidemment, ça n’a pas marché…
(Rires.) Non. Car pour écrire une langue, il ne suffit pas d’un dictionnaire et d’une grammaire ; il faut autre chose. C’est justement à ce moment que j’ai compris qu’il fallait autre chose, et que cette autre chose, c’était la digestion, la transsubstantiation, la transmutation de ce qu’on recevait en lisant. Toute cette chimie qui s’opère en vue d’écrire ce qu’on a à écrire soi-même, c’est-à-dire, en quelque sorte, d’affirmer son existence, et ce qu’on est, à travers les mots ; comme d’autres pourraient le faire, en pratiquant un sport, ou simplement dans la vie, par la religion peut-être aussi. Ecrire est un peu une « religion », au sens pascalien du terme.
Vous estimez que vous avez écrit beaucoup de livres ?
Après une hésitation. J’ai l’impression, parfois, d’avoir écrit énormément. Je me souviens d’un jour où je parlais avec Michel Butor, du temps où il habitait à Nice, et moi aussi… On se rencontrait à l’arrêt de l’autobus, et il me disait : « On écrit trop. » Alors, je pensais : « Est-ce que c’est vrai ? » Et cela m’inquiétait. Je me disais : « Je devrais brûler tout ce que j’ai écrit. Ce ne sont là que choses inutiles. Un bon autodafé, rien de tel ! » Mais, réflexion faite, cela me donnait immédiatement un argument irréfutable : puisque tout ce que j’ai fait est inutile, il faut que je continue ; peut-être trouverais-je enfin quelque chose d’utile… J’en concluais qu’un écrivain est sans doute quelqu’un d’imparfait, qui n’est pas terminé, et qui écrit, justement, en vue de cette terminaison ; qui recherche inlassablement cette perfection. Quelquefois, c’est rare, mais cela arrive, des écrivains atteignent cette perfection du premier coup et cessent alors d’écrire : Arthur Rimbaud, le Mexicain Juan Rulfo.
On ne se réalise jamais ?
J’ai l’impression que j’approche davantage, maintenant, de ce que je veux être. Mais peut-être n’est-ce qu’une illusion de la maturité… Lorsqu’on a atteint la maturité, on éprouve sans doute un certain ralentissement physiologique, mental et mnémique ; un ralentissement général qui fait qu’on est bien obligé de se contenter de ce qu’on est devenu. La différence avec le temps de l’adolescent, c’est qu’alors on est en devenir, on a l’impression qu’on pourra multiplier ses capacités à l’infini, qu’on va pouvoir écrire plus et mieux que n’importe qui. On est immortel. On résiste à tout. On peut vivre sans dormir, sans jamais se reposer.
Vous aviez le projet, la quarantaine venue, de réécrire tous vos livres publiés jusqu’à cette date…
Je n’ai réalisé cette idée qu’en partie, puis je l’ai vite abandonnée. Cela relevait sans doute d’un certain formalisme. Comme les animaux développent une symétrie parfaite, de leurs taches, de leurs ocelles, de leurs caractéristiques, l’être humain n’en ayant pas véritablement autant physiquement doit développer une sorte de symétrie mentale. Ou peut-être n’est-ce qu’une question de rythme… L’être humain vit peut-être vraiment selon des rythmes de sept ans, de treize ans, comme certains le prétendent. Passé un certain temps, il faut repartir pour que le rythme recommence. Repartir veut dire non pas nécessairement réécrire à l’envers tout ce qu’on a déjà fait, mais repartir en retrouvant les impulsions qui vous ont fait commencer.
C’est ce que vous avez cherché en partant, entre 1970 et 1974 chez les Indiens Emberas et les Waunanas ? Vous aspiriez à une autre forme de savoir qui ne fût pas intellectuel ?
Oui, absolument. J’avais besoin d’un choc physique. Je voulais cesser d’être quelqu’un de purement cérébral. Je me suis aperçu que je devais tendre vers cela. Que cette non-cérébralité pourrait nourrir mes livres futurs. D’autres écrivains pourraient trouver ce cheminement parfaitement absurde, voire artificiel. Les livres qui m’intéressaient, alors que j’étais adolescent, étaient ceux qui, au fond, racontaient cette histoire : comment passe-t-on de l’être cérébral à l’être physique. Je pense à Two years before the mast, de Richard Henry Dana, aux livres de Kipling, de William Golding, à tous ces récits d’initiation. Stevenson est typiquement le romancier de ce genre d’histoires : comment de cérébral devient-on physique, comment d’intellectuel devient-on moraliste, comment acquiert-on cette expérience interne ? La société dans laquelle j’ai grandi, européenne, teintée du léger décalage de l’éducation mauricienne et d’un substrat breton très lointain, ne tend pas à former des jeunes gens dans cette ligne-là. Elle leur demande, au contraire, d’oublier totalement que le monde existe. Un jour, le monde leur tombe dessus et ils sont très étonnés.
Vous êtes en train de devenir ce que vous étiez ? Comme le tigre de Borges qui met toute sa vie à devenir un tigre, ou comme le peintre qui, peignant des montagnes, des villes, des fleuves, des animaux, s’aperçoit, au terme de sa vie qu’il n’a peint que son portrait ?
C’est une très belle idée… J’ai eu la chance de rencontrer Borges, une seule fois, et nous avons parlé très longuement de ça, justement, du rapport qui existe entre la littérature et la vie. Il était très soucieux, parce qu’il cherchait le nom d’un auteur qu’il ne trouvait pas. A force de recoupements, j’ai pu le lui donner : Rider Haggard. Enfant, disait-il, il avait été bouleversé par la lecture de ce récit que je venais de lire dans un très ancien numéro du Journal des voyages. Il racontait l’histoire de Chaca, le roi Zoulou, et contenait notamment ce passage extraordinaire dans lequel un jeune garçon noir, élevé par un pasteur protestant, abandonne le monde européen, qui fut celui de son enfance, et disparaît dans la forêt. Quelque temps plus tard, alors que le pasteur est en train de célébrer une fête, la forêt s’ouvre, et laisse passer un sauvage, le visage couvert de peintures de guerre, qui porte des plumes et arbore une sagaie. L’assemblée est terrifiée, imaginant que quelque chose de terrible va se passer. L’homme s’approche du pasteur, jette par terre un gilet et dit : « Quand je suis parti, j’ai emporté ça. C’est la seule trace de la civilisation. Je te la rends. » Puis, il retourne dans la forêt. Borges disait qu’il avait été bouleversé par ce récit, qui montrait que la destination de l’homme est inscrite en lui. On a beau le transformer, il reparaît toujours tel qu’il devrait être ; choisissant d’être celui qu’il doit être en fin de compte, celui qui convient à ce qu’il était profondément à l’intérieur de lui-même.
On peut agir sur soi, c’est l’homme qui a en main sa destinée ?
D’après Borges, oui. Je pense qu’on est très largement conditionné par ce qu’on a vécu dans les premières années de sa vie, y compris par les lectures qu’on a faites, et les contes qu’on a pu vous raconter, et qu’on a entendus – c’est cela qui vous donne votre véritable destination. On a beaucoup de mal à se défaire de tout cela par la suite. En fait, le reste de l’existence consiste peut-être à reconstruire cette période-là, un peu comme le tigre qui doit devenir un tigre. On a beau l’avoir élevé comme un animal de société, il faut qu’il devienne ce qu’il est.
Vos origines mauriciennes, bretonnes, picardes, sont-elles un matériau d’écriture ? Elles vous lestent, vous aident. Vous cherchez à les oublier ? Paul Auster, avec qui j’évoquais cette question, me disait que la recherche de la « généalogie » ne l’intéressait guère, qu’il y préférait celle de la « famille », d’une parenté plus immédiate, parents, grands-parents…
Ce ne sont pas tellement les origines qui m’ont préoccupé, mais la façon dont j’ai été élevé. Ma mère, Anglaise réfugiée à Nice parce qu’elle ne pouvait pas se trouver dans la zone occupée, a fini par se cacher dans l’arrière-pays niçois. Excepté les atrocités, j’ai vécu en parallèle un peu l’histoire des Juifs pendant la guerre : être anglais, durant cette période, n’était pas très facile. Mon père était médecin en Afrique, et je ne l’ai connu que très longtemps après. Lorsque j’ai pu faire la jonction entre ma mère – représentant ce qu’il y a de picard et de français dans ma famille – et mon père, revenu s’installer en Europe, et apportant avec lui toute la tradition mauricienne, le choc a été bien réel. Non pas tant d’apprendre que j’étais de telle ou telle origine, mais de comprendre que, dans ce contexte méridional français, je serais désormais élevé comme un jeune Mauricien. On me disait que Noël était une fête païenne qu’il ne fallait pas célébrer. Je devais, tous les jours, manger du riz, accompagné de feuilles de courges, de brèdes, de chaillottes, ou à la rigueur de bettes. Tout devant être bouilli. Le seul jour faisant exception était le dimanche : on pouvait alors mettre de la sauce de cari sur le riz et les brèdes ! Lorsque vous êtes ainsi élevé à longueur d’enfance, jour après jour, alors que les autres mangent des steaks-frites, et que vous n’avez jamais de glace parce que vos parents ne possèdent pas de réfrigérateur, la question qui vous harcèle n’est pas celle des origines mais de l’étrangeté : vous vous sentez transformé. Dans ce lieu qui est pourtant le vôtre, vous êtes comme un corps étranger.
L’écriture naît de ça, vient de là ?
Elle est sûrement une compensation à des frustrations, c’est vrai. Elle est aussi un goût. J’ai aimé immédiatement les livres, dès lors que j’ai pu m’en approcher. Je trouvais les livres extraordinaires. Je dois les plus grandes émotions de mon enfance à ma grand-mère qui laissait à ma disposition un livre fabuleux : Le dictionnaire de la conversation, en quinze volumes ! (1858), sans aucune image, un texte imprimé sur trois colonnes très serrées, comme cela se faisait à l’époque… Et cet ouvrage rébarbatif, écrit en grande partie dans un français vieilli, m’apparaissait comme fait de la matière même du rêve, un rêve extraordinaire. Il y était question de tout : c’était le monde dans un livre. Très longtemps ce dictionnaire m’a servi après, dans la vie, à départager les gens qui pouvaient me ressembler, de ceux avec qui je n’aurais jamais aucune ressemblance. Ceux qui connaissaient le dictionnaire avaient gravi avec moi les mêmes sommets, traversé les mêmes périls.
Don Quichotte pense que les livres peuvent changer la vie. Hamlet n’y voit que des mots sans importance. Il y a d’un côté les livres et de l’autre la vie ?
Ce sont mes lectures qui m’ont prédisposé à aller chercher ailleurs. Ce Dictionnaire de la conversation permettait une sorte de raccourci des connaissances, donc un vagabondage de l’esprit. Les grands textes littéraires qui m’étaient offerts, simplement parce qu’ils étaient là dans la fabuleuse bibliothèque que mes parents avaient héritée, dans laquelle se trouvaient tous les classiques, dans des éditions originales, anciennes, sur beau papier, de lourds volumes reliés avec soin, me donnaient l’impression que le livre était un véhicule de rêve, un moyen de m’embarquer vers des pays lointains pour connaître d’autres mondes. C’est un peu le propos de Don Quichotte : déniaiser le monde envahi par le roman de chevalerie, mais aussi le parcourir. Don Quichotte voyage dans un périmètre très restreint, mais le monde qu’il dévoile est énorme, considérable. C’est un monde sans limite. Un peu comme s’il nous racontait un nouvel épisode des Voyages de Gulliver. L’histoire se déroule dans un univers réduit, mais tout y est démultiplié. Chaque ligne, chaque passage, est une aventure. C’est ce même sentiment qui, je pense, me guidait vers une littérature non pas d’évasion mais de recherche. Une littérature qui serait une littérature où l’on cherche un trésor caché, et qu’on finit par trouver.
C’est cela qui vous a conduit au désert ?
D’abord le récit que m’en a fait mon père, lorsque, tentant de venir en France pour chercher ma mère et mon frère à Nice, il part de Kano, au Nigéria, traverse le Hoggar, et, arrêté un peu avant Alger, se voit contraint de rebrousser chemin. Ensuite, les livres de Charles de Foucauld, qui comportent de merveilleuses descriptions du désert. J’avais le sentiment que le désert était comme une caisse de résonance, un endroit où l’on percevait mieux tout ce qui est humain.
Vous êtes allé chercher chez les Emberas une cohérence, un lien entre intellect et physique. Vous êtes parti, comme aujourd’hui dans le désert, avec Jemia, à l’écoute de voix qu’on ne veut pas entendre et qui ont tellement à nous dire. Ne recherchez-vous pas un autre déroulement du temps. Au fond, la grande différence, entre ces gens et nous, n’est-ce pas la conception du temps ?
Tout est différent. La conception du temps, la conception qu’ils se font de l’âme humaine, la conception qu’ils ont du but de l’existence : nous ne sommes pas sur terre, nécessairement pour croître et multiplier, et laisser un héritage positif à nos enfants. Notre rôle consiste peut-être à ne pas abîmer le milieu dans lequel nous vivons, afin que nos enfants en héritent, tel qu’il est ; ou à transmettre cette idée, simple, que les relations entre les différents membres d’un groupe ou d’une famille sont beaucoup plus importantes que les progrès techniques qu’on pourrait apporter à ce groupe ou à cette famille. Autrement dit, ce n’est pas très grave qu’il n’y ait pas de cheminée dans cette maison, ou que depuis deux ou trois mille ans, les gens continuent de s’enfumer quand ils font griller du maïs ou de la viande. Ce qui est beaucoup plus important, c’est que, lorsqu’on prépare le repas, tout le monde soit averti, de telle sorte que tous les membres du groupe, ayant participé ou non à la recherche des aliments ou à leur cuisson, du simple fait de leur existence, soient réunis, parce qu’ils ont tous droit à quelque chose. Nous avons beaucoup à apprendre d’une telle conception de la vie.
On a l’impression que vous êtes très sensible à l’éphémère, au passage… On est sur terre, et on n’a pas assez conscience du fait qu’on n’est qu’un passage, c’est cela ?
La société moderne a voulu évacuer la mort, la maladie, la souffrance. Mais elles existent encore, et notre société est choquée lorsqu’elle se retrouve devant ces réalités-là, parce qu’elle a le sentiment que le monde est une sorte de segment immobile dans lequel rien ne va changer, alors qu’au fond tout est aléatoire, et qu’il n’y a rien de sûr. Le mouvement est une façon d’être en harmonie avec cette insécurité continuelle.
Notre société se protège, dresse des murailles, ferme des portes. Les Indiens, eux, ignorent les murs…
Les murs, chez eux, en effet, n’existent pas ; les frontières n’existent pas. Ce qui constitue une situation idéale. La propriété n’existe pas, si ce n’est dans le sens où la terre vous apporte des fruits. C’est le produit de la terre qui vous appartient, et non la terre elle-même. Ce rapport à la terre est une des forces mais aussi une des faiblesses du monde amérindien. Si vous arrivez dans cette région du Darién au Panama avec un papier du gouvernement disant que tel lopin de terre vous appartient, les gens qui s’y trouvaient partiront et laisseront tout. Ils ne partent pas parce qu’ils sont lâches ou qu’ils ont peur, mais simplement parce qu’ils ont entendu ce que vous leur disiez. Ils savent que vous vous trompez, mais vous le dites, alors on va vous laisser dire. Cependant, deux ans plus tard, ils reviendront. Ils savent que si vos projets n’ont pas bien marché, vous serez reparti ; et, de nouveau, ils pourront s’installer. Cette espèce de confiance dans le temps fait qu’il n’est pas urgent d’affirmer sa possession d’un lieu ; on peut remettre cette affirmation à plus tard.
Nous ne faisons pas assez confiance au temps ?
C’est pour cette raison que nous avons besoin de dresser des murs et de posséder. On a l’impression que le temps nous échappe. Le temps apporte la mort, et le temps, c’est le renouvellement des générations. Si vous n’avez pas confiance dans le renouvellement des générations, ou si vous avez peur que les autres prennent votre place, ou celle de vos enfants, alors vous commencez de construire des murs.
Laurent de Médicis avait sur son blason une devise que je trouve fascinante : « Le temps revient. »
Oui, c’est beau. J’ai changé mon image du temps au contact des Indiens. Avant cela, j’étais terrifié par des tas de choses qui ne me terrifient plus : la peur de la mort, de la maladie, l’angoisse de l’avenir. Cela ne me terrifie plus de la même façon. L’idée que mes enfants peuvent connaître la maladie ou la mort, me terrifie, tout comme l’existence des guerres absurdes ou monstrueuses, comme celles que nous avons vécues, ou bien l’éventualité d’une catastrophe de type écologique. Notre responsabilité, face aux générations futures, est entière. Si nous avions su vivre comme vivent les Amérindiens, ou comme ces gens du désert, nous n’aurions certainement pas eu à gérer autant de catastrophes. Certes, nous n’en serions pas au même degré de perfectionnement technique mais nous n’aurions pas non plus gaspillé, avec autant de facilité, nos chances de vie.
Lorsque vous partez, vous avez le sentiment de fuir votre époque, ou de chercher un lieu où vivre plus humainement ?
Je ne pense pas que je fuis quoi que ce soit. Si je fuyais, j’aurais le sentiment qu’il me faudrait d’abord dénoncer ce que je fuis. Pendant longtemps, quand j’étais immobile, j’avais envie de fuite. Maintenant, j’ai simplement le sentiment de l’impérieuse nécessité d’entendre d’autres voix, d’écouter des voix qu’on ne laisse pas venir jusqu’à nous, celles de gens qu’on n’entend pas parce qu’ils ont été dédaignés trop longtemps, ou parce que leur nombre est infime, mais qui ont tellement de choses à nous apporter.
Ces voix peuvent aussi être des textes anciens comme Le Popol Vuh, le Chilam Balam, la Relation de Michoacan…
Oui, ou la voix de Rigoberta Menchú, qui est une voix étonnante parce qu’elle dit les choses avec une très grande simplicité. Elle vit très intensément tout ce qu’elle dit. C’est très sincère, très fort. Ce sont des voix qu’on pourrait aussi entendre en France, où se trouvent sans doute aussi des gens qui ont des choses semblables à dire. Simplement, sont-ils, en France, encore plus isolés que les Indiens ou que les « gens des nuages », parce que ce sont les seuls dans leur genre ? Je pense à quelqu’un comme Jean Grosjean qui dit, avec une sorte d’acharnement et d’entêtement, depuis trente-cinq ans, toujours les mêmes choses, fortes et authentiques, répètant ces mêmes choses au moyen de livres extrêmement modestes et qui passent trop inaperçus dans le concert des livres.
Le plus long voyage n’est-il pas celui qui conduit vers le père ? Vous ne rencontrez le vôtre que vers 7-8 ans. Enfant, il vous manquait ?
(Rires.) Non. C’était une période très facile, au contraire, sans douleur. Des garçons élevés par des femmes, ma mère et ma grand-mère, sont des rois! Nous étions, mon frère et moi, je suppose, des tyrans épouvantables. Mon grand-père étant très âgé, et ayant abdiqué toute autorité, s’enfermait dans un cabinet pour fumer, et n’avait donc pas accès à ce qui se passait réellement chez lui. Donc, pour répondre à votre question, je dirais : une enfance facile, sans grande autorité. Nous savions que notre père existait, et nous vivions tout cela sans poids, sans difficulté particulière. Le courrier était très lent, et était acheminé par bateau. Nous nous soumettions, tous les quinze jours à un rituel presque religieux : écrire à notre père. En fait, nous nous contentions d’ajouter quelques mots au bas de la lettre que ma mère lui écrivait. Il aurait pu s’agir d’un oncle éloigné, cela n’aurait pas changé grand chose…
Donc, nous sommes en 1948 et vous partez retrouver votre père au Nigeria…
Nous avons dû attendre 1948, en effet, car il y avait des mines flottantes. Celles que décrit Kipling, dans un texte magnifique où l’on voit un cargo avancer à travers l’Atlantique et venir frapper contre ces mines flottantes. Les passagers s’attendent à sauter, à chaque instant. Tout le monde est debout, au garde-à-vous, et écoute les mines contre l’étrave du bateau. Je suis resté un an en Afrique. Un an de grandes vacances. C’était prodigieux. J’ai toujours l’impression que je n’aurai fait qu’un seul voyage dans ma vie : celui-là. Les autres, ce ne sont pas des voyages. Prendre un avion et aller quelque part, ce n’est pas un voyage. Même aller passer six mois dans la forêt…
On retrouve ce voyage dans votre roman Onitsha… Pourquoi ces quarante-trois ans, entre le voyage et le roman ?
Je ne sais pas. Je pense que les romans sont des fruits du temps, qui pour certains doivent mûrir lentement. J’ai écrit certains romans, tout de suite après avoir reçu le choc initial. Celui-là, je ne pensais même pas que je l’écrirais un jour. En fait, le roman du voyage, je l’avais écrit pendant que je faisais le voyage, puisque j’étais déjà romancier. J’avais déjà des petits papiers, et des petits cahiers, et un crayon gras, et chaque jour, j’écrivais au crayon gras un roman qui s’appelait Un long voyage ; immédiatement suivi d’un autre : Oradi noir. Ayant écrit ces deux premiers romans, en vivant le voyage, il a fallu laisser passer beaucoup de temps avant que je me dise : cela vaut-il la peine de les réécrire, ou de les réécrire autrement ?
Ces notes vous ont servi, par la suite ? Ces esquisses, ces cahiers ?
Ma mère a gardé pieusement mes deux romans. Je crois que je les lui montrais au fur et à mesure que je les écrivais. Elle était en fin de compte mon public. Je les ai retrouvés, il n’y a pas très longtemps. Ces romans étaient de vrais romans, dans le sens où ils suivaient un cours parallèle à celui de la réalité, mais n’avaient aucune ressemblance avec le réel. Je décrivais des aventures extraordinaires qui arrivaient aux voyageurs qui se rendaient en Afrique, alors qu’il ne se passait absolument rien sur le bateau. On se laissait vivre dans une sorte de torpeur africaine. Le voyage a duré un mois et demi environ, au rythme des marteaux et du bateau se déplaçant très lentement. Dans ces deux romans, je décrivais une rencontre avec des troupeaux de baleines, des débarquements sur les côtes d’Afrique, des expériences inouïes. J’écrivais tout, enfermé dans la cabine du bateau. Peut-être pour me désennuyer. Ça pourrait être cela, au fond, la symbolique de tout roman : vivre le réel autrement que selon son rythme un peu plat.
Est-ce si différent, aujourd’hui ? N’êtes-vous toujours pas sur le même bateau à écrire des aventures de baleines pour tromper l’ennui, celui dont Moravia a si bien parlé ?
Oui. Peut-être. (Silence.) Une chose est certaine. Je ne sais pas si j’ai changé, mais je n’ai, depuis, que très rarement atteint le sentiment de plaisir et de plénitude que j’éprouvais alors tandis que j’écrivais ces deux petits livres. Peut-être, parce que je ne suis plus maintenant prisonnier dans une cabine de bateau, et que je ne vais pas retrouver mon père, et que je ne suis plus angoissé par toutes ces questions. (Rires.) Les questions qui m’angoissent aujourd’hui sont d’un autre ordre, sont beaucoup plus légères, sans doute… Il est difficile d’imaginer plus grande inquiétude que celle de prendre un bateau, au lendemain de la guerre, pour se rendre dans un pays qu’on ne connaît pas, retrouver un homme qu’on ne connaît pas, et qui se dit votre père. Non. On ne peut pas imaginer cela… (Silence.) C’était le premier contact avec mon père, qui allait d’ailleurs passer deux ou trois ans en Afrique avant de revenir définitivement en France.
A cette époque, vous hésitiez entre plusieurs métiers : wattman, écrivain de bande dessinée, marin…
Oui, j’ai plusieurs regrets comme ça… (Rires.)
Pourquoi avez-vous finalement choisi l’écriture ?
Parce qu’elle n’était pas un métier, comme wattman…
Pourquoi wattman, par amour des tramways ?
(Rires.) J’étais fasciné, comme beaucoup de garçons, et de filles peut-être, par les trolleys. Je me souviens du premier vrai cadeau que j’ai eu, vers 1945-46, peu de temps avant de partir en Afrique : un trolley qu’on remontait avec une clef. Il s’arrêtait, se mettait à vibrer comme un moteur à l’arrêt, les portes s’ouvraient, une sonnette retentissait, les portes se refermaient, et il repartait. Une des choses les plus étonnantes de mon existence était alors de me perdre dans la contemplation de cet objet.
Vous avez fait beaucoup de bandes dessinées ?
Oui, parallèlement à mon oeuvre de romancier rires. Entre 11 et 12 ans, puis entre 16 et 17 ans. Mon univers se rapprochait beaucoup de celui de Hergé, de Tintin, notamment ; de Spirou aussi, parfois. J’étais un adepte de l’école belge, de la « ligne claire ». Je me souviens d’avoir été très impressionné par une reproduction de Michel-Ange, et d’avoir essayé, toutes proportions gardées, de faire ce que faisait Dali : des vues plongeantes. Au lieu de regarder les personnages toujours de face, comme dans la bande dessinée belge, je les prenais en plongée. Mais mon dessin n’était pas du tout à la hauteur. Quand j’ai vu que je n’arriverais jamais à dessiner correctement des mains, que toutes mes mains se ressemblaient, qu’elles n’étaient pas « véridiques », qu’elles n’avaient pas l’air vivantes, j’ai cessé de dessiner. J’aimais tellement le dessin… Certaines étaient coloriées. Je faisais cela très proprement, tirant des traits à la règle, bien droits, etc. Je me souviens d’un titre : Kac under water city. (Rires.) Kac était le nom du personnage. La cité sous la mer de Kac racontait l’histoire de cet esprit du mal, très influencée, je suppose, par mes lectures de Kipling, de Jules Verne, de Conrad…
Tout ce qui touche au dessin semble vous impressionner, plus que l’écriture ?
Oui, c’est vrai. J’aurais aimé être peintre. Mais c’est un domaine, tout comme celui de la musique, où le don est essentiel. Si vous n’avez pas le don du dessin, vous ne pourrez pas l’inventer, même si vous prenez des leçons, ce qui n’a pas été mon cas. Les officiers de la grande époque de la marine – je suppose qu’il en est tout autrement aujourd’hui -, prenaient des cours de dessin. C’était essentiel. On ne pouvait pas être officier de marine si on ne savait pas dessiner. Alors qu’aujourd’hui l’élève officier serait recalé sur des questions d’équation, à l’époque il était recalé parce qu’il n’était pas un assez bon dessinateur. Ce qui explique tous ces relevés, tous ces croquis réalisés par des marins comme Dumont D’Urville. On les entraînait à dessiner. C’était important, pour eux, d’avoir une bonne vue et de s’en servir, pour faire des relevés de côtes, croquer rapidement un fort, une fortification, une défense, une entrée, une digue, ou simplement un cap, pour pouvoir ensuite les reconnaître, car la photo n’existait pas.
Un romancier n’est pas un navigateur…
Non, je suis d’accord, rien de commun en effet. Mais, c’est quelqu’un qui a besoin de prendre des repères, plus que le poète notamment. J’ai toujours pensé que la littérature devait servir non pas à décrire mais à comprendre ce qu’on voyait, à entrer en soi ce qu’on voyait. Un peu comme on entre aujourd’hui des informations dans un ordinateur en les scannant. L’oeil permet de faire entrer cette information, et le dessin était pour moi un des moyens me permettant de comprendre ce que je voyais, c’est-à-dire de séparer ce que je jugeais essentiel de ce qui ne l’était pas. Dans un visage, dans une scène de rue, pour un plan de ville, un plan de rue, un plan de maison, ou bien simplement le déroulement d’une action, afin de la mettre sur le papier, afin de la voir évoluer.
Le dessin, l’écriture, vous lancez entre eux deux beaucoup de ponts…
Oui, vous avez raison. C’est pour cela que je vous parlais de cette période de dessin. Effectivement, avant de construire un roman, il faut que j’aie accumulé énormément de dessins, de croquis, de repères, même si je ne m’en sers absolument pas. Ce sont mes prétextes. Peut-être ai-je besoin de prétextes sociaux pour être dans la rue, et avoir ainsi une activité qui ne releverait pas seulement de l’observation.
Vous prenez des photos ?
Ça m’est arrivé, mais je suis plutôt meilleur dessinateur que photographe, c’est vous dire à quel point mes photos sont mauvaises rires. J’y ai eu parfois recours en espérant recueillir comme une sorte de document, mais après, lorsque je regarde la photo que j’ai prise, je ne retrouve pas l’émotion initiale, c’est comme si quelqu’un d’autre l’avait prise. J’ai beaucoup de mal à retrouver ce que j’ai voulu emmagasiner. Je ne veux pas emmagasiner une forme mais un jeu d’ombres, un mouvement, une émotion que j’ai du mal à retrouver dans cette photo, surtout si elle est en couleur, un peu plate, mal prise…
Vous parlez beaucoup de la folie dans Le Procès-verbal, votre premier livre. Adam Pollo, le personnage principal, est perdu pour la société mais non pour lui-même. Plus il s’enfonce dans sa folie, plus il se trouve. La folie est un thème qui revient souvent dans votre oeuvre…
C’est la première fois que j’en parlai de cette façon-là. (Silence.) Ça m’est très difficile de me rendre compte exactement de tout cela… J’ai écrit ce livre sous l’influence de Jerome David Salinger. Je voulais être Jerome David Salinger. Je m’étais un peu identifié à ce qu’il écrivait, ses nouvelles en particulier. L’Attrape-coeur, que j’avais lu en anglais, m’avait vraiment captivé. J’avais commencé d’écrire un roman dont un extrait figure dans Le Procès-verbal, roman que je n’ai jamais fini. Le passage s’appelle : « Albonico Daisy trouve qu’il fait bien chaud ». C’était un clin d’oeil à Salinger, ces deux personnages : Albonico et Daisy. Je pensais que Salinger avait une ligne directrice qui était le bouddhisme zen, que c’était sur ce thème qu’il faisait évoluer ses personnages et construisait son oeuvre. Je crois que tout, dans ses nouvelles, indiquait cette référence au bouddhisme zen, et cette adaptation du monde new-yorkais au bouddhisme zen, le monde de l’enfance ainsi abordé n’étant rien d’autre qu’une métaphore de l’émerveillement éprouvé face au bouddhisme zen. J’avais envie d’écrire quelque chose de cet ordre, mais je ne pouvais pas le faire parce que cela avait déjà été fait, et que, de plus, le bouddhisme zen ne me disait rien du tout. Je ne le connaissais absolument pas, cela me serait apparu par trop artificiel. Je ne m’intéressais, à cette époque, qu’à l’astrologie. C’était mon bouddhisme zen à moi… C’est par ce biais que je pensais pouvoir dire des choses assez proches que celles qu’avançait Salinger. Le Procès-verbal se termine par une description de la cellule dans laquelle Adam Pollo est enfermé, et qui se rapporte au thème astrologique, à cette idée de la maison du ciel qui contient les éléments de votre destin. Je pensais que la littérature devait servir aussi à accomplir une sorte de recherche d’une surdimension psychologique, qui n’aurait rien à voir avec la dimension astrologique, qui serait davantage médicale ou pour le moins clinique. J’avais lu, à l’époque, nombre de livres sur ce sujet… Je m’étais inscrit aussi à un cours de psychologie à l’université, dans le seul but de pouvoir pénétrer dans un asile, en compagnie d’étudiants, sans être donc, ni un sujet, ni un objet d’étude, ni véritablement un analyste. Je me situais au milieu. J’étais un observateur. De nombreux chapitres du Procès-verbal viennent de là. Ces deux thèmes se retrouvaient en fait dans le final qui est l’enfermement d’un homme seul.
Votre personnage a un rapport très animal avec tout ce qui l’entoure. Il tue un rat et est le rat lui-même, il voit une plage et il devient la plage. Il est tellement à l’intérieur de lui-même…
Je crois que je vivais assez fortement cette sensation d’union, comme beaucoup d’adolescents sans doute. Ce thème est issu de l’adolescence.
Le livre, dans son entier, ne viendrait-il pas de l’adolescence ?
Je crois que oui. J’ai délaissé le roman vers 13-14 ans. Les derniers romans que j’ai écrits à cet âge me semblaient très insuffisants. Ils ne me procuraient plus le même plaisir. J’étais passé au roman dans lequel j’étais à la fois l’objet et le sujet. Je m’identifiais désormais complètement au roman. J’étais ce que j’écrivais, ce que j’écrivais à bord du bateau, comme tous les romans qui ont suivi. A cette époque, j’ai écrit l’histoire d’une mouette dans laquelle j’étais vraiment une mouette.
Ensuite, vous avez eu une période de poésie…
Parce que celle-ci me fournissait alors mon moyen d’expression, tandis que la bande dessinée me permettait de jouer mon rôle social. Je communiquais par la bande dessinée, mais je ne communiquais pas avec mes poèmes que je ne montrais à personne. J’ai terminé cette époque de poésie dans une sorte de blocage linguistique. J’avais le sentiment d’être plusieurs et de ne pas pouvoir m’exprimer avec une seule voix. Ne pouvant m’exprimer avec une seule voix, et étant plusieurs, j’avais mis au point un système que j’appelais la « polyphonie synpoétique ». Il s’agissait d’écrire des morceaux de phrases qui pouvaient être lus aussi bien à voix haute qu’à voix basse, intérieurement, et en mélangeant les sens. J’avais essayé de construire cela sur un petit magnétophone, en espérant que cela tiendrait… Rires Ce fut une épouvantable cacophonie. Je ne suis parvenu ni à le rendre audible, ni à le rendre lisible ! J’ai abandonné. Ne pouvant plus recourir au roman total ni à la synpoésie, il fallait bien que je cherche autre chose, que je trouve autre chose. C’était le moment de revenir au roman. Ce fut une chance, si je n’avais pas lu Salinger, je n’aurais pas été tenté de le faire. C’est parce que j’ai constaté que Salinger pouvait mettre tant de choses dans si peu, tant d’idées, remuait tant d’imaginaire, avec une histoire si simple, et des personnages qui avaient l’air si naïfs et si bornés dans leur existence, que j’ai pu écrire ce que j’avais envie d’écrire.
Ce premier roman, par certains aspects, me fait penser à La Place de l’Etoile, de Modiano. Je veux dire à sa place dans l’oeuvre. Un premier roman violent, agressif, suivi d’une oeuvre plus sereine, dans votre cas tout du moins…
Je pratiquais à l’époque l’humour « tongue-in-cheek » à jets continus… Le Procès-verbal a des côtés canularesques. Certains de ses passages ont été écrits à plusieurs dans un café. C’est pour cela que je dis qu’il s’agit d’un roman adolescent. Je voulais casser des portes, parler plus fort que les autres. Je n’ai jamais parlé littérature avec Modiano. C’était presque un jeu de se rencontrer en évitant d’en parler. Mais je pense qu’il a dû avoir des blocages, lui aussi… Et un déblocage par le roman. Ça a dû peut-être aussi pour lui se passer de cette façon-là. Chez moi, cela a très nettement débloqué les choses. C’était aussi une saison de « déblocage », d’ailleurs, au sens populaire du terme : je débloquais beaucoup, à cette époque ; je débloquais et ça me débloquait. Ecrire ce livre m’a rendu de grands services. En même temps, cela a fait que d’autres difficultés se sont accumulées, dont il faudra bien que je parle un jour… Et qui m’ont conduit pratiquement à la situation qui est celle dans laquelle se retrouve Adam Pollo. La sérénité dont vous parlez est une sérénité acquise, après qu’un certain nombre de problèmes ont éclaté, et dont nous parlerons ensemble, si vous le voulez, un autre jour…
Deux écrivains vous ont beaucoup marqué, Michaux et Lautréamont. De Michaux, vous dites dans un petit livre merveilleux, Vers les icebergs, « aucun poète au monde ne peut dire tant de choses en si peu de mots »… Lautréamont est à l’opposé de Michaux…
Oui, Lautréamont est vraiment à l’opposé de Michaux ; avec tout cet aspect canularesque qu’il est si difficile de percevoir. On ne sait jamais où commence la folie et où commence le canular. Il s’agit là aussi d’une littérature adolescente. J’ai eu accès à Lautréamont d’assez loin, par des amis qui m’avaient conseillé de le lire. Michaux, bien que je ne m’en souvienne plus avec précision, cela a eu lieu plus spontanément. Peut-être au hasard d’une librairie. Je lisais beaucoup dans les librairies à une époque. Je faisais des stations prolongées près des tourniquets. Je mettais un marque-pages, et je revenais le jour suivant. Je suis d’ailleurs toujours assez ému lorsque je vois des gens qui continuent de faire cela. Je vois souvent des petits papiers dans les livres qui sont en vente, alors je n’achète pas le livre dans lequel se trouve le papier, j’en prends un autre…
Dans La Fièvre, vous revenez sur le thème de la folie ordinaire, de la folie au quotidien… Ce que vous voulez dire alors, c’est : on emmagasine des sensations tous les jours et on a du mal à les trier ? On est un peu comme Ireneo Funes, le personnage de Borges qui meurt parce que sa mémoire conserve tout, ne sélectionne plus rien.
Oui, il y a un peu de cela. Je vivais à cette époque en compagnie d’un mot qui était comme une hantise : conscience. Conscience dans les deux sens ; le sens moral – cette conscience qui est le dictamen de la conscience -, et puis l’autre sens auquel je tenais davantage encore, peut-être, et qui était la conscience de soi-même. Je crois que c’était un sens que je cultivais, que je considérais comme la plus noble acquisition de la maturité. C’est par ce sens-là que j’imaginais qu’on sortait de l’adolescence pour entrer dans l’âge d’homme. C’est le thème d’un livre comme La Fièvre. Ce que j’appelais aussi à l’époque avec beaucoup de prétention : la cinesthésie, c’est-à-dire exister par toutes les sensations.
Le personnage du Déluge, François Besson, vit aussi dans les sensations mais aussi bascule en lui-même et surtout accomplit son rêve…
C’est un itinéraire. Mon personnage s’appelle François parce que mon ancêtre qui est allé à Maurice s’appelait aussi François. Je m’amuse à en faire mon jumeau, mon besson, mon alter ego. C’est lui, ce François, qui est parti à l’aventure et qui a réussi à matérialiser un rêve que j’aurais aimé faire, mais que je ne ferai jamais autrement que par les livres : fonder une famille, une dynastie, je dirais presque, un royaume.
François Besson crée un monde à partir de lui. C’est ce qu’on fait en écrivant : créer un monde en partant de sa chambre ?
Oui. En considérant que ce qui vous a précédé et ce qui vous suit sont comparables aux deux néants qui entouraient la chambre dans laquelle Marguerite Yourcenar raconte qu’un chef saxon reçoit l’illumination et se convertit au christianisme, en voyant passer un oiseau. Bed le Vénérable, qui assistait à la scène, lui dit : « La vie est comparable à cet oiseau qui vient d’entrer dans cette pièce, qui a traversé, ébloui par la lumière, et qui ressort en volant, par l’autre fenêtre. Qui va de la tempête à la tempête, qui tourne un instant dans la pièce, puis s’en va ». L’image fut si forte que le chef saxon se convertit en entendant ces mots. Je trouve que nous sommes un peu là en présence d’une allégorie de la littérature et du roman. On va d’un néant non littéraire à un autre néant non littéraire; et pendant un instant, on vole dans un apparent désordre, et un peu ébloui.
Terra amata et L’extase matérielle occupent une place particulière dans votre oeuvre ?
L’extase matérielle vient tout droit des conversations que nous avions, mes amis et moi, à la sortie du ciné-club. On se réunissait, et on remuait le monde. Comme j’étais insomniaque, je couchais par écrit les idées qu’on avait agitées, et leur contraire. L’ensemble donnait un « infiniment moyen ». Je jugeais qu’on avait atteint ici une sorte de perfection dans le moyen. Non pas des idées reçues, mais le « moyen » de ce qu’un être humain ordinaire peut apercevoir, en s’aidant de toutes les petites béquilles de la culture. Encore un livre d’adolescent. Ce que je voulais, un peu comme dans Le Déluge et dans Terra amata, c’était construire un livre dans lequel il y aurait un néant avant et un néant après. Je crois, d’ailleurs, que j’ai toujours écrit comme ça, avec cette construction-là : en losange.
Jeune Homme Hogan, dans Le livre des fuites, dit : « Je veux tracer ma route pour la détruire. » C’est ce que vous faites ?
En 1969, un lecteur m’a écrit une lettre au ton sarcastique, peut-être même légèrement indignée, et qui disait : « Monsieur, je ne comprends pas pourquoi vous sciez la branche sur laquelle vous êtes assis ? » Je me souviens très bien m’être dit « voilà une bonne image ». C’est probablement ce que je continue de faire tout le temps. (Rires.)
A mesure qu’on avance, on doit effacer ses traces ? On les efface malgré soi ?
Il n’y a pas de lieux auxquels je sois attaché véritablement. Sans doute s’agit-il plutôt de lieux imaginaires. Ce que je n’ai pas envie de dévoiler, je le tais.
C’est toute la question soulevée dans Haï, votre livre publié chez Skira qui raconte votre rencontre avec les Indiens de Colombie…
L’idée de la collection était de réunir un peintre et un écrivain, ou une oeuvre picturale et un écrivain. Etant à l’époque un peu plus à « l’emporte-pièce » qu’aujourd’hui, j’avais tendance à penser que la peinture, et particulièrement telle qu’elle est considérée dans le monde occidental, à savoir un objet de commerce, ne m’inspirait guère. J’avais envie d’écrire sur des gens pour qui l’art n’était pas différent de la vie. J’hésitais beaucoup à le faire… Bien que cela ne pouvait les affecter le moins du monde – sans doute ne sauraient-ils jamais qu’un tel livre existait -, je trouvais qu’il y avait quelque chose de très impudique à écrire sur des gens si secrets, que je ne voulais pas déranger.
Vous vous êtes dit : ai-je le droit d’écrire un tel livre ?
Je me suis posé la question des images, car il y avait des photos. Au départ, je souhaitais qu’il n’y ait aucune photo de visage. L’éditeur a trouvé le projet aride, un peu sec. J’ai opté pour une solution médiane: les visages apparaîtraient, mais cachés. Ils seraient seulement visibles par la moitié, et les photos seraient prises de telle sorte qu’on ne pourrait pas reconnaître les gens. Mais c’était un artifice. Un peu comme un nazi qui aurait dit : je ne suis pas responsable, j’ai juste signé un papier, je ne suis responsable de rien. Mais, en partie ou non, les visages étaient bien dans un livre qui existait…
Vous vous sentiez mal par rapport à ce projet ?
Je ne le regrette pas vraiment, mais je suis toujours mal à l’aise d’utiliser comme matériau littéraire, ou simplement livresque, des gens, des faits de société pour lesquels la publicité que leur apporte un livre peut être parfois dangereuse. Il n’était pas là question de gens qui ont peur de perdre leur âme quand on les photographie, mais simplement de gens qui sont en permanence sur la défensive, qui ont besoin de se protéger. Les Amérindiens ne peuvent continuer d’exister qu’en édifiant de continuelles barrières autour d’eux. Faire passer quelqu’un par-dessus la barrière, ou passer soi-même au-dessus de la barrière est une forme d’agression. Evoquer l’expérience de la drogue chez les Indiens soulevait de réelles questions. J’avais commencé un livre que j’ai abandonné : il aurait constitué une véritable intrusion dans leur monde. Ce phénomène aurait pu, de plus, être très mal interprété dans notre culture qui fait de la drogue une curiosité, une chose extraordinaire, qui n’a rien à voir avec l’instrument qu’elle est dans le monde indien. Je ne voulais pas utiliser un matériau qui n’était pas à moi, une connaissance qui m’avait été prêtée. Je ne suis pas sûr que le sorcier colombien qui m’avait initié, qui avait vu en moi un ami tel qu’il pouvait lui parler, aurait été très enthousiaste à l’idée que je divulgue ses secrets.
Un écrivain ne divulgue-t-il pas toujours les secrets ?
Oui, c’est un pillard. Sans aucune doute. Quand j’utilisai le journal de mon grand-père pour écrire Retour à Rodrigues, il n’était pas plus à moi qu’à quelqu’un d’autre…
Comment faire autrement ? L’écrivain est aussi un sorcier, il manipule…
Mais avec le journal de mon grand-père, je parlais de gens du passé. C’était pour moi moins traumatisant que de parler de gens qui sont vivants, et pour lesquels la survie au quotidien est difficile. Comme je le disais, avec sarcasme, c’est une attitude qui n’est pas exempte d’hypocrisie.
L’argent est quelque chose d’important pour vous ?
Ce qui est important ce n’est pas d’avoir de l’argent mais du temps pour écrire. Si je devais exercer un métier, comme celui de caissier dans une banque, pour pouvoir gagner ma vie, je crois que je rentrerais le soir très déprimé, et que j’aurais du mal à écrire.
Il y a une pauvreté qu’on choisit et une autre qu’on ne choisit pas ?
En fait, si je pense à cette question, je m’aperçois que j’ai à la fois la hantise et le dédain de ce qu’on appelle la dèche. La hantise, parce que je descends d’une richissime famille de gros propriétaires terriens de l’île Maurice, et qu’à la suite de toutes sortes de dissensions, une branche de ma famille a été ruinée et a dû s’expatrier. Il y a deux générations. Mon père s’est retrouvé au Nigeria, mon oncle à la Trinité-Tobago, un autre oncle à la Réunion. Mon grand-père maternel s’est retrouvé médecin à Paris… Une véritable diaspora… Toutes les filles de cette branche ont été ruinées – mariées, non mariées, ayant par malheur perdu un mari à la guerre -, et se sont retrouvées dans une situation que j’aurais du mal à vous décrire… Mourant de faim, ne survivant que grâce à l’aide de proches parents. Je pense à des exemples très précis ; peut-être un jour aurai-je envie d’écrire sur cela…
C’est une dimension de l’existence, n’est-ce pas…
Oui. (Silence.) Quand on a ça derrière soi… Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai l’impression que ça vous fait autre. Quand on connaît cette pauvreté, quand on la connaît pour l’avoir vue. J’ai rencontré des femmes de cette famille, qui se sont retrouvées seules à la fin de leur vie, et qui n’avaient plus rien. Qui ne savaient rien faire, car leur éducation les avait préparées à vivre dans le luxe, et qui se sont retrouvées mangeant des épluchures, parce qu’elles n’avaient même pas les moyens de s’acheter des légumes. Elles ne disaient rien parce que leur fierté les en empêchait. Petit à petit, nous avons découvert toutes ces choses, assez épouvantables, je dois dire…
Il s’agit d’une détresse principale, une des expériences fondamentales de la vie…
Ça donne une hantise et en même temps un dédain. Je pense qu’il est difficile d’imaginer pire chose que la détresse d’une personne âgée, seule dans une ville, vivant presque sans rien, dans un taudis. Nice qui est une ville si blanche, qui donne une telle impression de futilité, peut cacher de la détresse. On y retrouve régulièrement des gens de 70-80 ans, morts de faim, dans des réduits insalubres et qui n’ont pas osé demander de l’aide. C’est ce qu’il y a de pire. C’est une hantise. En même temps, tout ce qui peut vous arriver à vous-même, au regard de cette détresse, paraît sans importance. Il existe aussi un autre type de détresse, qui ne concerne pas uniquement les aliénés mais tous ceux qui sont du mauvais côté de la barrière du langage. Moi, je suis du bon côté de la barrière. Je sais manier le langage. Je le connais. Il y a des gens qui sont du mauvais côté. Ces questions me préoccupent. Dans le sens où je trouve ça effrayant. C’est presque cauchemardesque, pour moi. J’ai le sentiment que tout cela est très difficile à contrôler. Ce n’est pas parce que j’ai peur que ça risque de m’arriver, mais parce que je pense qu’on ne peut pas empêcher que ça arrive. On ne peut pas empêcher que ce genre de chose existe.
Il est un aspect de votre oeuvre sur lequel on n’insiste pas assez, à mon sens: les pays lointains que vous parcourez, les étendues, désertiques ou non, ne sont jamais décrits de façon idyllique.
Je pense, en effet, que je suis critiqué par des gens qui ne m’ont pas lu, qui se contentent d’idées rapides. Si je parle des Indiens, je ne me réfère jamais à un âge d’or. Chez les Indiens, il y a des viols et des crimes. Comme partout, les femmes peuvent être battues. On trouve les mêmes vices et les mêmes crimes. La seule différence est que si l’on prend la société dans son ensemble, elle est mieux intégrée à son milieu, qui est celui de la forêt, que nous ne le sommes à celui que nous avons créé. Elle fait moins d’ordures. Les consomme, ne vit pas dessus, n’est pas envahie par ses déchets. Elle n’a pas peur de la mort, elle n’a pas peur de la maladie. Les fous, les criminels, sont parfois moins dangereux parce qu’on les identifie plus vite. On adopte à leur égard un système plus défensif que répressif. Quand un représentant de la loi se promène dans un village indien du Mexique et qu’il remarque un homme ivre en train de décharger son pistolet, il ne l’arrête pas immédiatement. Il le laisse se calmer, sans le brusquer il marche à distance respectueuse, attend qu’il retourne chez lui, qu’il s’endorme, et lui prend ses pistolets. L’affaire s’arrête là. Si le policier avait essayé de le saisir, sans doute y aurait-il eu des blessés ou des morts. Cela nous dit quoi ? Ne pas avoir peur des conséquences, ne pas être trop attaché à l’existence, posséder juste ce qu’il faut d’attachement à l’existence pour que les choses se passent le mieux du monde…
Michaux avait brisé les genres littéraires. La nouvelle, la poésie, le roman. Ces notions ont un sens pour vous ? Pour vous, auteur ?
Il n’est pas d’une importance extrême de définir ce que c’est qu’un roman ni ce que c’est qu’une nouvelle. Il s’agit simplement d’une question de rythme. Quand vous commencez certains livres, vous avez un rythme qui vous guide vers ce qui va être un roman, c’est-à-dire vers une oeuvre qui est plus musicale peut-être que dans le cas de la nouvelle. Pour d’autres, vous vous rendez compte que cela s’apparente davantage au fait divers. Il pourrait presque s’agir d’une rubrique de journal, mais vous ne pouvez pas dire vraiment ce qui vous a conduit. Peut-être une certaine matière, votre disposition du moment… Je ne sais pas…
Ça s’est installé comme ça ?
Oui, exactement : ça s’est installé comme ça… J’ai une collection de faits divers dans une chemise, qui ne seront jamais rien, mais parfois je les lis avec le même plaisir que j’aurais à lire des nouvelles de Tourgueniev. Sous la banalité apparente, il y a autre chose. Le genre littéraire me semble moins facile à déterminer que le rythme qui est prééxistant à l’écriture, qui se fait en même temps que l’écriture, et qui est absolument incontrôlable. Dont je ne suis absolument pas responsable. Mon dernier roman, Poisson d’or, était en fait un conte qui devait avoir une quinzaine de pages tout au plus, et qui est devenu, presque à mon corps défendant, un roman. Je n’y pouvais absolument rien, ça se développait, au point que des chapitres que je n’avais pas prévus venaient s’y inscrire. Je ne parle pas tellement des personnages qui échapperaient mais du récit lui-même, du texte qui enfle tout à coup. Je me demande si tout cela ne ressemble pas à une sorte d’invasion microbienne, si cela n’est pas du même ordre. L’imaginaire a un côté un peu gangrène, un côté un peu envahissant.
Ce sont les barrières de la vie quotidienne qui éliminent tout ce qui est envahissement de l’illusion ?
Les barrières de la vie quotidienne ou le cerveau rationnel. On dit que les fous sont envahis par l’illusion, sont en pleine illusion, qu’ils ont été envahis par leur imaginaire. Ils ne font plus la différence entre ce qui est « vrai », ce qui est réel, et ce qu’ils ont imaginé. Lorsque j’écris, j’ai le sentiment que je suis en présence d’une invasion d’imaginaire. Lorsque par disposition, parce que c’est la bonne saison, le bon jour, que je suis en forme, ou au contraire déprimé, et que j’ai davantage besoin d’écrire, alors, je me laisse envahir. Lorsqu’une brèche a été faite, par un thème musical ou une phrase, et qu’une autre arrive, et puis une autre, et que je m’aperçois que, tout à coup, derrière moi, ça presse, j’ai alors un sentiment de poids. Si je réfrénais ça, c’est là que je risquerais d’être déséquilibré. Lorsque cette invasion est terminée, que la santé est revenue, qu’on peut enfin en terminer avec tout ça, alors on se sent très fatigué. Ça veut dire que l’écriture est venue.
On met en marche quelque chose qui finit par nous échapper ? On se dit qu’on ne peut plus ne pas aller jusqu’au bout, c’est cela ?
Il y a un moment effectivement où on s’aperçoit qu’on doit aller jusqu’au bout, qu’il y a un moment où c’est volontaire et un moment où ça l’est moins ; ça serait très difficile de dire quand. C’est un peu ce que fait Nathalie Sarraute. Elle écrit pour dire ça, je crois, cet envahissement. Il faut que ça parle. Il faut que ça sorte. Mais elle exprime cela d’une façon plus classique peut-être que je ne pourrais le faire. En vous parlant, tout à coup, je pense au Horla. C’est un modèle du genre. Je suis très ému, parce que ma fille, qui a quinze ans, a découvert ce texte il y a peu de temps. Elle m’a parlé de ce livre extraordinaire, m’a demandé si je le connaissais… J’avais éprouvé cette même impression lorsque j’avais découvert cette nouvelle, à peu près au même âge qu’elle, l’impression de toucher à quelque chose d’extraordinaire, c’est justement ça le sujet du Horla. Celui de l’écriture, aussi.
Photo : © Raul Arboleda/AFP
Source : Gérard de Cortanze, « J.M.G. Le Clézio, une littérature de l’envahissement », Magazine littéraire, n°362, février 1998. Lien